Question n°2 :
Après avoir précisé la place des cinq quatrains qui suivent dans Les Yeux
d’Elsa, dites pourquoi Aragon, lecteur de Ch. de Troyes choisit de
s’identifier au Chevalier de la charrette.
On peut me harceler que suis-je qu’ai-je été
Je me souviens d’un ciel d’un seul et d’une reine
Et pauvre qu’elle soit je porterai sa traîne
Je n’ai pas d’autre azur que ma fidélité
Je suis ce chevalier qu’on dit de la charrette
Qui si l’amour le mène ignore ce qu’il craint
Et devant tous s’assit parmi les malandrins
Comme choisit mourir Jésus de Nazareth
Ma Dame veut savoir que rien ne m’humilie
Par elle demandé tout s’en métamorphose
Elle exige de moi de si terribles choses
Qu’il faut que mon cœur saigne et que mon genou plie
On me verra trembler mais non pas lui faillir
Toujours placer amour plus haut qu’honneur Certain
Que la nuit n’est pas longue à cause du matin
Et je saurai baisser le front pour obéir
Sortir nu dans la pluie et craindre le beau temps
Si je suis le plus fort le plus faible paraître
Me tenir à côté de l’étrier du traître
Et feindre la folie ainsi que fit Tristan
Quel intérêt présente par sa place dans Les Yeux d’Elsa le poème
" C " ?
Les Yeux d’Elsa, publiés en 1942, est un recueil de poèmes d’Aragon
dont la structure minutieusement calculée, concertée fait que la place qu’occupe
un poème dans cet ensemble est extrêmement importante. Il semble en conséquence
intéressant de s’interroger sur l’intérêt que peut revêtir, au centre
du recueil, le poème intitulé " C ".
Ce poème étonne par son titre étrange " C ", une lettre
dont la forme rappelle un cercle ouvert, transcription phonétique [se] d’un
toponyme Cé, dont le son lancinant se retrouve à la rime de chacun des 9 distiques
qui composent ce poème, par ailleurs le plus court du recueil, le seul qui soit
entièrement composé d’octosyllabes, vers de prédilection des poètes du
Moyen Age.
Cé est un village d’Anjou célèbre par ses ponts qui enjambent la Loire.
Ce sont ces Ponts de Cé qu’Aragon franchit avec ses compagnons de la 3ème
DLM en juillet 1940 lors de la débâcle de l’armée française. Cette réalité,
évoquée de façon très prosaïque au premier vers : " J’ai
traversé les Ponts de Cé " souligne la fonction référentielle de ce
poème. L’humiliation de la défaite, sa sordide réalité est notée sans complaisance,
de façon laconique, il est question dans le poème de " voitures versées ",
d’" armes désamorcées ", de " larmes mal effacées ".
Le second vers dit sans ambages le traumatisme dont le poète a été victime :
" C’est là que tout a commencé ", vers énigmatique
dont on, comprend mieux le sens lorsque dans la sixième strophe on lit :
" Et j’ai bu comme un lait glacé / Le long lai des gloires faussées ".
Il est des breuvages amers qui vous obligent à franchir le Rubicon. Le " et "
de conséquence du vers 11 apporte une réponse au pourquoi que l’on pouvait
être tenté de poser à la fin du premier distique : l’infamie d’une
France qui choisit le déshonneur de la collaboration avec l’ennemi est
difficile à admettre. L’avant dernier vers : " O ma France
ô ma délaissée dit toute la tristesse du poète pour qui la France comme l’héroïne
du lai de Guinemar de Marie de France est abandonnée et trahie.
Mais ce poème, de façon sibylline, dans les distiques 2 à 5 fait allusion à
" Une chanson des temps passés ", il est également question
" d’un chevalier blessé ", " d’une rose
sur la chaussée ", " d’un corsage délacé ",
première intrusion dans Les Yeux d’Elsa de références à la littérature
médiévale dont la veine sera longuement exploitée dans la suite du recueil !
L’on ne peut s’empêcher de songer aux amours malheureuses de quelque
Yseut ou de quelque chevalier mort d’avoir voulu offrir une rose à sa Dame...
Les deux distiques qui suivent font référence au " château d’un
duc insensé ", à des cygnes dans les fossés. Comment ne pas penser
ici à Louis II de Bavière dans son château de Berg où on l’avait interné
après que la trahison de la Prusse l’ait rendu fou, à sa mort par noyade
faute d’avoir pu rejoindre " une éternelle fiancée " ?
Situation qui n’est pas sans rappeler celle de la France dont Aragon dit
ici que son amour est devenu amour impossible.
Situé au milieu du recueil après les poèmes des " Nuits "
où le poète évoque l’horreur de Dunkerque, Nice, ville du désordre et de
la déraison à l’image de la France, avant les poèmes des " Plaintes ",
juste avant " L’escale ", " C "
occupe une place essentielle dans Les Yeux d’Elsa, il en est l’axe
central, la charnière. En effet, il y a bien comme le laissait entendre le second
vers un avant et un après. Avant, c’est le monde à l’envers des " Fêtes
galantes " et des " Folies giboulées ", la honte
de la défaite et la tristesse ; après, la volonté de se battre de ce " chevalier
blessé ", nouveau Lancelot auquel le poète s’assimilera plus
tard et qui pour l’heure vient de subir l’épreuve des Ponts de Cé,
qui fait penser à la double épreuve du Pont sous l’Eau et du Pont de l’Epée
dans le roman de Chrétien de Troyes.
Si ce poème a une fonction référentielle et poétique, il est bien le poème
des commencements puisque c’est avec " C " que s’affirme
la volonté d’Aragon de faire de la poésie une arme, de renouer avec la
poésie médiévale et à l’instar d’Arnaut Daniel, en pratiquant l’art
fermé d’inviter ses compatriotes à entrer dans la Résistance. " L’Escale ",
le poème qui suit avec la belle figure de Persée venu au secours d’Andromède
en témoigne. Tout bascule avec ce poème, désormais, faute de pouvoir combattre
les armes à la main, Aragon sera un poète combattant.
" C " assure ainsi dans l’ensemble du recueil une
fonction de transition : il convient maintenant, la structure cyclique
du poème le dit clairement de refermer le cercle, après le temps du désarroi
et de l’affliction, il convient de se battre pour arracher des bras des
ennemis, en dépit des lâches, celle qui est " délaissée " :
la France. Pour cela, tous les moyens qu’offre la poésie seront bons !
Aragon, Les
Yeux d’Elsa
Après avoir précisé la place des cinq quatrains qui suivent dans Les Yeux
d’Elsa, dites pourquoi Aragon, lecteur de Ch. de Troyes choisit de
s’identifier au Chevalier de la charrette.
Les Yeux d’Elsa est un recueil de poèmes construit. Entre une ouverture
magistrale, " Les yeux d’Elsa " et un finale éblouissant,
le " Cantique à Elsa " s’insèrent 19 poèmes dans lesquels
Aragon nous fait découvrir la situation de la France après la défaite et les
bouleversements qui l’ont suivie. Au terme de cette partie centrale du
recueil, " Lancelot ", poème dont le titre n’est pas
sans rappeler le héros éponyme du roman de Ch. de Troyes, acquiert une importance
singulière, on peut donc légitimement s’attendre à y découvrir l’intention
profonde du poète. Après avoir évoqué avec nostalgie sa jeunesse surréaliste
et déploré la décadence vichyste, Aragon en vient à revendiquer dans la seconde
partie de ce poème où s’inscrivent les cinq quatrains proposés une poésie
inspirée de la morale courtoise.
Nous nous proposons d’examiner pourquoi Aragon choisit ainsi de s’identifier
au Chevalier de la charrette en montrant qu’il obéit à des motivations
poétiques et tactiques, puisqu’aussi bien, chantant son amour pour Elsa,
il ne cesse de faire de la poésie une arme.
De façon explicite Aragon affirme son intention de s’identifier pleinement
à Lancelot lorsqu’il écrit au vers 5 : " Je suis ce chevalier
qu’on dit de la charrette ". Pour qui a lu l’œuvre
de Ch. de Troyes, l’allusion à Lancelot est nette. Les raisons qui poussent
Aragon à établir cette identification sont nombreuses.
Tout d’abord, l’analogie entre la situation de la France à l’époque
de Ch. de Troyes et celle de la France de 1941 est frappante. Dans les deux
cas la France est divisée, partagée ; deux France s’opposent. Au XIIe
siècle, selon que l’on est du Nord ou du Midi, l’on se trouve en pays
de langue d’Oïl ou de langue d’Oc, or Ch. de Troyes, comme l’analyse
fort bien Aragon dans " La leçon de Ribérac " a le premier
fait l’unité de la France en écrivant en langue romane - c’est-à-dire
française - une oeuvre qui puise ses sources dans la matière de Bretagne tout
en promouvant des valeurs qui sont celles de la poésie courtoise des troubadours
de la cour d’Aliénore d’Aquitaine. La France de 1941 est curieusement,
elle aussi, littéralement coupée en deux : une zone Nord, occupée, soumise
au gouvernement de Vichy, une zone libre au Sud. Aragon rêverait-il de refaire
à l’instar de son illustre prédécesseur l’unité nationale ?
L’on pourrait non sans humour souligner une autre analogie, tout comme
Lancelot est à un moment enfermé dans une tour lorsqu’il est prisonnier
de Méléagant, Aragon a connu les geôles allemandes, à Tours... - le jeu sur
les mots est tentant - comme il l’écrit dans " Richard Cœur
de Lion ". Dans les deux cas il faut faire face à un ennemi redoutable
par sa force et sa barbarie.
Les similitudes ne s’arrêtent pas là. Tout comme dans l’œuvre
de Ch. de Troyes se dessine un couple mythique, celui de Lancelot et de Guenièvre,
nous découvrons dans la première strophe un autre couple, celui d’Aragon
et d’Elsa : " Je me souviens d’un ciel d’un seul
et d’une reine / Et pauvre qu’elle soit je porterai sa traîne ",
ce dernier rejoignant avec le premier cet autre couple des amants célèbres à
jamais unis dans l’amour et la mort : Tristan et Yseut, évoqués au
dernier vers.
Ces rapprochements permettent de comprendre le choix d’Aragon, il ne fait
pas que s’identifier à Lancelot, il se veut dans ce monde à l’envers
de brutes et de reîtres de la France occupée un nouveau Lancelot !
L’on voit alors clairement pourquoi Aragon a délibérément voulu puiser
son inspiration dans l’œuvre de Ch. de Troyes. Si Lancelot est l’un
des plus célèbres chevaliers de la cour du Roi Arthur, il est aussi l’incarnation
même du chevalier courtois dont il porte au plus haut les valeurs nouvelles.
Face à l’idéal chevaleresque fait de courage, de vaillance et de force
physique que prônaient les chansons de Geste, Ch. de Troyes dresse un héros
d’un type tout à fait nouveau. Certes, le Chevalier de la charrette ne
renie en rien l’idéal de ses plus illustres prédécesseurs Rolland ou les
quatre fils Aymon, il sait être courageux, fort, c’est aussi un preux,
mais il fait plus en faisant de l’amour la valeur suprême. Au service de
sa Dame, Lancelot voue un véritable culte à la femme aimée, sa fidélité est
totale et lui permet de surmonter toutes les tentations même celles de la jeune
femme entreprenante, il est aussi seul capable, à la différence de Gauvain,
parfait chevalier s’il en est, de faire taire son orgueil et d’accepter
cette humiliation suprême qui consiste à monter dans la charrette d’infamie !
Mieux, lorsqu’amour le commande, il peut lors du tournoi de Noauz combattre
au pire ou au mieux selon le désir ou le caprice de sa Dame. Le sacrifice, le
don de soi est entier et Lancelot vit un véritable martyr, physiquement et moralement
les épreuves qu’il endure sont terrifiantes.
En ce sens, Lancelot devient un modèle pour le poète qui lui aussi aspire à
tout sacrifier à celle qu’il aime plus que tout au monde : Elsa, incarnation
vivante de la Patrie vénérée. Comme Lancelot il se veut le vassal qui fait allégeance
à sa Dame : " Je n’ai pas d’autre azur que ma fidélité "
écrit-il au vers 4, " On me verra trembler mais non pas lui faillir "
ajoute-t-il au vers 13. De même que Lancelot, il accepte de ne pas tenir compte
de la souffrance physique et morale lorsqu’il affirme dans la seconde
strophe : " Je suis ce chevalier qu’on dit de la charrette /
Qui si l’amour le mène ignore ce qu’il craint / Et devant tous
s’assit parmi les malandrins" ou à la fin du troisième quatrain :
" Elle exige de moi de si terribles choses / Qu‘il faut que mon
cœur saigne et que mon genou plie " De la même manière que le
faisait Lancelot, Aragon peut, s’il le faut, abandonner tout orgueil, il
l’avoue clairement à plusieurs reprises. Dans le quatrième quatrain Aragon
affirme de façon catégorique : " On me verra [...] Toujours placer
amour plus haut qu’honneur... ". A la fin du passage proposé,
il ajoute : " Et je saurai baisser le front pour obéir[...]
/ Si je suis le plus fort le plus faible paraître / Me tenir à côté de l’étrier
du traître / Et feindre la folie... "
Ce sont bien là les valeurs de la poésie courtoise remises si l’on peut
dire au goût du jour... C’est bien là tout l’art d’Aragon qui
puisant, dans des circonstances particulières, son inspiration dans l’œuvre
d’un poète du Moyen Age jette un pont entre deux époques non pas semblables
mais présentant d’une certaine manière des points de comparaison. Belle
façon de redonner à la France son unité en rappelant les valeurs humanistes
de notre patrimoine littéraire. Maître Arnaud Daniel inventa le " clus
trover ", l’art fermé, à sa façon Aragon use lui aussi d’une
poésie de contrebande puisqu’il peut, par le jeu de l’intertextualité,
à l’insu de la Censure allemande dire tout haut son amour pour la France
sans qu’il n’y paraisse, dire à tous son espoir dans un avenir victorieux :
" Certain / Que la nuit n’est pas longue à cause du matin "
et, ce faisant, inviter ceux que la dureté des temps avaient peut-être rendu
peureux à entrer dans la Résistance. Au projet poétique se joint un projet que
l’on pourrait qualifier de politique, l’on comprend mieux alors le
titre de la Préface " Arma virumque cano "...
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