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Chronologie et anachronismes dans
Un roi sans divertissement

relevés et essais d’interprétations

(Classes de Terminales L)

        La chronologie d’Un roi sans divertissement semble d’abord limpide: de la page 10 à la page 29 [1], Giono signale à neuf reprises que l’histoire débute en 1843, notamment avec la phrase de la page 13 : 43 (1800 évidemment). Décembre [2]. On aurait donc la chronologie suivante :

1843

p. 14 : octobre, novembre, décembre (arrivée de l’hiver)

p. 16 : 16 décembre (disparition de Marie Chazottes)

p. 19 : le dimanche d’après (tentative d’assassinat contre Ravanel Georges), au plus tard le 23 décembre.

p. 25 : le lendemain , au plus tard le 24 décembre.

1844

p. 30 : le printemps vient.(…) arriva

p. 32-33 : ce printemps 44, aux premières chaleurs, après cet hiver 43

p. 33 : été

p. 39-40 : ceci n’empêcha pas l’hiver 44 d’arriver. Et Bergues disparut. On trouve ensuite des indications beaucoup plus vagues, mais, sans pouvoir l’exclure, rien n’indique que l’on ait atteint l’année 1845: au bout de quinze jours (p. 44), après huit jours (p. 45, après la disparition de Callas Delphin).

1845 ?

p. 49 : premiers jours de mai (…) arrivée du printemps

            C’est à la page 50 que tout se brouille[3]: dans le soulagement qui suit cette arrivée du printemps, une pulsion de vie s’empare des habitants du village, et le narrateur nous parle de legs ou de donations datées de juin 44 ou de juillet 44. On assiste même à un baby-boom local qui produira ses fruits en mars-avril 45, les enfants ayant donc été conçus au cours d’une période qui ne peut être située qu’en 1844 (vraisemblablement juin et juillet). Comme la chronologie des événements ne subira plus d’accroc par la suite, il faut donc s’appuyer dorénavant sur la datation suivante :
 

1844

p. 49 : premiers jours de mai

p. 50 : juin 44, juillet 44

p. 53 : novembre, décembre, Noël

1845

p. 59 : janvier, février (notons au passage l’extraordinaire distorsion temporelle du récit de la traque et de l’exécution de M.V : p. 59 : Un matin, Frédéric II faisait le café. Il était sept heures; p. 65 : il pouvait être huit heures du matin; p. 74 : midi sonnait; p. 76 : Frédéric II arriva au village à six heures; p. 82 : toute la nuit.(…) le jour se lève; M.V. est exécuté quelques minutes après, mais cinq pages plus loin, p. 86)


  • [1] Les pages sont celles de l’édition Folio de 2002.

  • [2] Les citations seront en italiques.

  • [3] Il y avait en fait eu un premier avertissement p. 35 (tout cela se passait en 1843), mais il était alors possible de considérer cette “erreur” comme une simple reprise du leitmotiv des premières pages du roman. Nous y reviendrons.
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    1846

    p. 86 : un an après, en 46 (…) vers la fin du printemps

    p. 91 : au bout d’un mois (juillet?)

    p. 101 : vers la fin de l’été

    p. 110 : fin octobre

    p. 114 : temps noir de neige

    p. 123 : le jour se levait (pour la chasse au loup)

    p. 156 : après la chasse au loup [4]

    1847

    p. 160 : cinq mois après (…) c’était le printemps (visite chez Mme V.)

    p. 184 : dans la période qui suivit ce voyage

    p. 185 : passent huit jours (deux fois)

    p. 186 : juillet

    p. 189 : le 3 août

    p. 191 : le 6 août

    p. 206 : le troisième jour (le 8 août, puisqu’il s’agit du troisième jour de la fête chez Madame Tim, commencée le 6 août)

    p. 206 : deux mois après, à l’automne

    p. 211 : une autre fois … toujours devant l’hiver noir

    p. 212 : un autre jour, par grand gel

    p. 224 : la semaine d’après

    1848

    p. 225 : au printemps (les trois jours à Grenoble)

    p. 235 : nous arriverons d’aujourd’hui en huit

    p. 236 : Ils sont arrivés ici le 8 [5]. (…) le 9 au matin, à la première heure

    p. 240 : le 20 octobre (Langlois, hypnotisé par le sang de l’oie sur la neige jusqu’au moment où la nuit tombait, p.243, tint le coup jusqu’après la soupe avant de se suicider)

    II

                La tentation est grande, notamment pour le professeur de lettres, de considérer qu’il y a des erreurs dans le manuscrit, d’affubler son édition d’un bel apparat critique, et de modifier dans le texte imprimé les dates données au début du livre (jusqu’à la page 50), ce qui ferait commencer l’histoire à la fin de l’année 1842 (premières attaques), placerait l’épisode de M.V. abrité sous "son" hêtre pendant l’été 1843, la mort de Bergues et l’arrivée de Langlois à la fin de 1843, le printemps de la p.49 étant naturellement celui de 1844, conformément à la chronologie de tout le reste du récit à partir de la p. 50. On aurait ainsi une chronologie plus intéressante du point de vue d’un parallélisme avec la chronologie de la seconde guerre mondiale, parallélisme ironiquement proposé p. 13 (43. 1800 évidemment): Si M.V. doit être assimilé à un personnage comme Hitler, on peut constater que dans la grande histoire du vingtième siècle, comme dans la petite du dix-neuvième, l’hiver 42-43 serait celui des batailles incertaines, celui de 43-44 serait celui de l’attente angoissée, le printemps 44 serait celui du début de la libération, avec un "baby-boom"; et la fin de la lutte n’arriverait qu’en 45, avec la mort de l’être malfaisant. Giono s’identifierait pour les années suivantes à Langlois, personnage qui éprouverait des pulsions de violence analogues à celles que l’auteur discerne en lui après ses mésaventures de l’époque de la libération. Le suicide de Langlois serait alors pour Giono une sorte de suicide par procuration! Il y a quelque chose de fantaisiste dans cette interprétation allégorique du roman, mais il n’est pas aberrant de penser qu’elle soit une piste ironiquement proposée par l’auteur lui-même.


    [4] On aura remarqué la grande imprécision des indications chronologiques pour cette période; par ailleurs, rien n’interdit, pour renforcer le parallélisme avec l’exécution de M. V., de placer l’épisode de la chasse au loup à la même époque, soit au mois de février, 1847 dans ce cas. Mais l’indication temporelle de la p. 160, cinq mois après (…) c’était le printemps, semble placer cet épisode de la mort du loup en novembre ou en décembre.

     [5] 8 avril, 8 mai, 8 juin ? A moins qu’il ne s’agisse d’une faute d’inadvertance, Giono ayant cru reprendre une date indiquée p. 235?


     

                Il faut de toute façon résister à cette tentation de corriger le texte, d’abord parce que Giono ne peut pas s’être trompé à de si nombreuses reprises au début de son livre. On peut proposer une autre raison : dans sa dynamique, le récit tient en fait peu compte du changement d’années: ce qui compte pour Giono, du début du récit à ses dernières pages, c’est l’arrivée de l’hiver, et précisément les premières chutes de neige. En fait, Giono ne pense pas par années calendaires, mais par "blocs" hivernaux: il y a le premier hiver, celui de la disparition de Marie Chazottes, le second, celui de la disparition de Bergues et de Callas, le troisième, celui de la mort de Dorothée et de M.V., le quatrième, celui de la chasse au loup, le sixième, au début duquel Langlois se suicide, le seul hiver omis dans le récit étant le cinquième. De ce fait, conformément d’ailleurs à un usage courant en Provence, Giono était en droit de parler d’hiver 43 pour le premier hiver, puisque cet hiver se déroule à cheval sur 42 et 43, mais, dans le calendrier, majoritairement en 43; il est alors naturel de dire tout cela se passait en 1843 p. 35 [6]

                On reste néanmoins dans une certaine confusion, la date indiquée aux pages 32 et 33 (ce printemps 44, aux premières chaleurs, après cet hiver 43 ) demeurant incompatible avec celles de la page 50 ( juin 44, juillet 44 ). Et si cette confusion avait été entretenue par Giono lui-même ? Rappelons-nous que le récit est censé être rapporté par une sorte de choeur polyphonique composé de villageois, qui peuvent ne pas être toujours d’accord entre eux, comme on le lit à la page 16 (pour la date de la mort de Marie Chazottes) : jusqu’aux environs du 16 décembre. On ne sait pas exactement la date, mais enfin 15, 16 ou 17, c’est un de ces trois jours-là, le soir, qu’on ne trouva plus Marie Chazottes. Il y a d’autres "erreurs" du même genre, tellement même qu’on ne peut pas les mettre toutes sur le compte d’un auteur négligent, trop pressé de finir son livre. Nous avons déjà vu [7] à la page 235 comment la promesse de Langlois, nous arriverons d’aujourd’hui en huit semblait avoir permis l’imprécision de la page suivante : ils sont arrivés ici le 8. C’est probablement pour Saucisse que la chronologie est la plus fantaisiste: à la page 237, Saucisse déclare avoir eu soixante-dix ans sur le rable au moment où elle a choisi Delphine; or , longtemps après, très longtemps après, au moins vingt ans après (p. 144 ), en 67, 68, qui est à peu près l’époque où j’arrive,[8] (Saucisse) approchait de quatre-vingts (p. 145). Il est bien évidemment impossible d’approcher de quatre-vingts vingt ans après avoir eu soixante-dix ans. Même jeu pour Delphine : elle a quarante ans à la page145, mais vingt ans auparavant Langlois a accepté l’idée de se marier avec une femme de trente ans (p. 211, 213), et lorsqu’à la page 234 la question de l’âge de Delphine est évoquée, il n’y a pas de réponse précise (je m’en rendais compte), mais rien n’indique que l’oiseau rare (p. 233) ait eu dix ans de moins que prévu, or ce serait nécessaire pour lui permettre d’avoir la quarantaine vingt ans plus tard. Tout se passe comme si Delphine et Saucisse avaient voulu se rajeunir par coquetterie dans leurs conversations avec les villageois. C’est une autre forme d’anachronisme, extérieur au récit proprement dit, qui accompagne les mentions de Garibaldi et du maréchal Prim à la page 29. Il est en effet très peu probable qu’ils aient été connus grâce à la Veillée des Chaumières dès 1843 : l’Italien et l’Espagnol n’ont connu leur heure de gloire que dans les années 1860, mais là encore s’agit-il d’un anachronisme, ou d’un souvenir qui se serait imprimé dans la mémoire des jeunes villageois au moment où ils recevaient les confidences de Saucisse, précisément dans les années1860, ce qui les conduirait à associer dans leurs propos l’histoire de M.V et la "grande" histoire?

                Que penser de tout cela? On est en droit de se demander si Giono n’a pas sciemment (ironiquement?) parsemé son texte d’erreurs de chronologie, ou refusé de les corriger, en considérant qu’elles peuvent être imputées aux incertitudes de mémoire du groupe des chroniqueurs et qu’elles créent au bout du compte un effet de flou dans les repères chronologiques, assimilable au flou des paysages hivernaux qui domine dans le livre. D’autre part, le brouillage entre les époques évoquées dans le récit, accentué par le brouillage dû à la mise en abîme des divers moments de la narration, permet de rapprocher les deux siècles, de faire des va-et-vient entre les deux époques, de considérer qu’il n’y a pas de temps étrangers, tout comme il n’y a pas (d’hommes) étrangers (p. 159) : ni 1843 n’est un temps reculé, ni 1943 n’est une époque exceptionnelle, une aberration passagère de l’histoire des hommes.


    [6] Cf note 3

    [7] Cf note 5

    [8] Remarquons au passage l’imprécision voulue sur la date de naissance (?) du narrateur principal!


    Yves Le Fauconnier, professeur de Lettres,
    Lycée Chevreul, Marseille