PLACES
ET FONCTIONS DES DIDASCALIES DANS LORENZACCIO
Le mot didascalie
(du grec didaskalia,
instruction donnée par le poète dramatique aux acteurs) désigne les indications
scéniques destinées à informer les lecteurs et les metteurs en scènes. Elles sont le
seul élément du texte dont l’auteur est, directement, l’énonciateur. Texte à
lire, les didascalies ne sont donc pas prononcées lors de la représentation, elles
n’ont qu’" une fonction de commande de la représentation "
comme l’écrit Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre. Le drame romantique
rejette la règle des trois unités chère aux classiques, de ce fait, l’action
s’ouvre à un contexte spatio-temporel beaucoup plus vaste, fondé sur
l’allongement de la durée et la multiplicité des lieux. Le drame romantique refuse
également les contraintes scéniques, ce qui lui donne une mobilité et une expressivité
plus grandes. Tout cela explique l’abondance et l’importance des didascalies
dans Lorenzaccio car à travers elles, c’est le discours de Musset que nous
percevons, un discours indispensable pour le lecteur de cette pièce conçue comme
" un spectacle dans un fauteuil ".
Nous étudierons tout d’abord la
didascalie initiale, dont la longueur peu habituelle retient d’emblée
l’attention ; dans un second temps, nous serons amenés à voir combien ces
didascalies sont nécessaires à Musset pour faire de Lorenzaccio le chef
d’œuvre du théâtre romantique.
Banale en soi, puisqu’elle est pour
l’auteur dramatique un passage obligé, la didascalie initiale de Lorenzaccio
surprend par sa longueur. Cette liste des personnages n’offre pas moins d’une
quarantaine de noms très divers mais tous ont une consonance italienne. Nous remarquons
en outre qu’au lieu d’organiser cette distribution en fonction du rôle et de
l’importance qu’ils ont dans la pièce, Musset a préféré ranger ses
personnages selon le rang qu’ils occupent dans la hiérarchie sociale. Ainsi, la
liste qui s’ouvre par la mention d’Alexandre de Médicis, " duc de
Florence ", immédiatement suivie des noms de Lorenzo de Médicis et de Côme de
Médicis " ses cousins ", s’achève par l’énumération de
personnages subalternes : un orfèvre, un marchand, deux précepteurs, etc. Il
n’est pas inintéressant de remarquer que ces derniers sont juste précédés de la
liste des personnages féminins de la pièce, simple reflet d’une société dans
laquelle la femme n’est pas considérée comme l’égale de l’homme,
misogynie de Musset ? nous ne saurions trancher mais le choix est significatif...
Nous remarquons en outre que les personnages sont regroupés par famille, l’on serait
tenté d’écrire par " clans ", cela laisse augurer de possibles
rivalités. Nous constatons également que par la diversité de leur condition et de leur
état, ces personnages constituent un microcosme qui est en quelque sorte la reproduction
de la société florentine. Le pouvoir est aux mains d’un seul : Alexandre, mais
il existe une opposition politique puisque Musset mentionne la présence sur scène de
" seigneurs républicains " ; par ailleurs la mention de Roberto
Corsini, " provéditeur de la forteresse " et celle
d’ " un officier allemand " rappelle une situation
historique précise : pour protéger l’autorité d’Alexandre, Charles
Quint a imposé à ce dernier des troupes étrangères. Le passé artistique prestigieux
de Florence n’est pas oublié, le personnage de Tebaldeo,
" peintre ", en témoigne. A ces constatations il convient
d’ajouter une dernière observation : beaucoup de personnages ont un lien de
parenté avec Lorenzo, héros éponyme de la pièce. Il est aisé d’en déduire que
le personnage principal dans cette pièce n’est ni celui qui détient le pouvoir , ni
le premier personnage indiqué dans la didascalie initiale. En somme, cette première
didascalie, très complète apporte une foule de renseignements au lecteur et supplée,
pour qui veut la lire attentivement, la traditionnelle scène d’exposition du
théâtre classique.
Dans le cours de la pièce d’autres
didascalies, non moins importantes, retiennent notre attention, ce sont, en premier lieu
les indications scéniques placées au début de chaque scène. Elles ont pour fonction de
nous renseigner sur le lieu, le moment où se déroule l’action et de préciser qui
est en scène. C’est le cas de la scène 1 de l’acte I où nous voyons que le
décor, " un jardin ", " un pavillon dans le fond, un
autre sur le devant" et l’atmosphère, un " clair de lune "
par ce qu’ils ont de romanesque s’opposent au décor convenu du théâtre
classique : la grande salle basse d’une maison bourgeoise pour la comédie
ou le palais à volonté de la tragédie... A la scène 2 de l’acte I, nous
remarquons que non seulement le lieu, " une rue ", n’est plus le
même mais le temps a déjà changé, " le point du jour ".
L’étude des didascalies nous permet d’établir de façon certaine la
multiplicité des lieux dans Lorenzaccio : " un jardin ",
" une rue ", " devant l’église de
Saint-Miniato ", " le bord de l’Arno ",
" chez les Strozzi ", " chez la marquise Cibo ",
" au palais des Soderini ", " au palais du duc ",
" une plaine ", " une place ", " à
Venise ". Nous pouvons par ailleurs observer que des scènes d’intérieur
alternent avec des scènes d’extérieur, les lieux fermés étant dévolus aux
personnages de l’aristocratie florentine, les lieux ouverts au peuple. Ces
didascalies présentent la particularité d’être lacunaires, tous les personnages
présents sur scènes ne sont pas mentionnés, c’est le cas de Maffio dans la scène1
de l’acte I ou de Tebaldeo dans la scène 2 de l’acte II. Simple négligence de
la part de Musset, qui dit-on écrivait très vite, ou oubli volontaire, ces personnages
pouvant sembler de simples utilités ?
En second lieu nous serons conduits à
étudier les didascalies qui parsèment le texte puisque, à la différence des auteurs
classiques, Musset les multiplie.
Ce sont, tout d’abord, celles qui
sont placées à la suite du nom du personnage qui va prendre la parole. Elles apportent
des précisions qui peuvent être indispensables à la compréhension du texte qui suit.
Ainsi, dans la scène 3 de l’acte II, la mention de l’adjectif
" seul " à la suite du nom du cardinal permet de comprendre le sens
de ses premiers mots : " Oui, je suivrai tes ordres,
Farnèse ! ", nous savons d’emblée qu’il s’agit d’un
monologue délibératif. D’autres indications révèlent un comportement, un
mouvement d’humeur comme dans cette même scène 3 de l’Acte II où la
précision : " Le cardinal, se levant " permet au lecteur de
prendre conscience de la colère de ce dernier et de son demi-échec face à la marquise
Cibo.
Viennent ensuite les didascalies qui
ponctuent le texte et complètent d’une certaine manière les propos des personnages.
Ce sont souvent des indications importantes pour suggérer ou guider le jeu des acteurs,
elles ont trait à la gestuelle, l’intonation : acte I scène 3, " Le
marquis embrassant son fils " ; acte III scène 3, " Les soldats
repoussent le peuple, qui leur jette des cailloux " ; acte IV scène 2,
" il s’assoit à l’écart ", etc. Beaucoup de ces
didascalies permettent au lecteur non seulement de mieux comprendre les paroles des
différents protagonistes mais aussi de mieux percevoir leurs sentiments, tout bien
considéré, de vivre l’action.
Certaines didascalies ont un rôle tout à
fait particulier et s’avèrent indispensables, ce sont les didascalies qui soulignent
les entrées et les sorties des personnages. Musset, à l’instar de Shakespeare,
semble renoncer à une composition stricte fondée sur un découpage de l’action en
scènes, il continue d’employer le mot " scène " alors
qu’en fait l’action se déroule en une succession de tableaux rythmés par les
entrées-sorties des personnages. Sans les didascalies, la scène 2 de l’acte I ne
serait que confusion, les indications "Ils sortent ", " Il rentre
chez lui ", " Il part à sa suite ", etc. ont pour fonction
de mettre en lumière le changement de tableau, d’introduire de la clarté dans un
discours qui sans cela deviendrait vite obscur.
Parvenus au terme de cette étude, nous
sommes conduits à insister sur le fait que les didascalies ne sont pas des éléments
annexes, voire accessoires, elles sont parties intégrantes du texte, indispensables pour
une bonne compréhension de ce dernier. Bien plus, elles permettent au lecteur de devenir
metteur en scène de Lorenzaccio. Au sens presque fort du terme, les didascalies
donnent à voir tout ce que sans elles nous serions obligés d’imaginer tant bien que
mal et peut-être plutôt mal que bien... Lorenzaccio est bien " un
spectacle dans un fauteuil ".
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