LE MYTHE D'ŒDIPE :
LECTURES LITTERAIRES ET PSYCHANALYTIQUES
A. Introduction
Le mythe d 'Œdipe, et plus particulièrement ses versions
tragiques, posent la question de la "conscience" de l 'homme, sa
responsabilité face à la loi ; une loi qui n 'est
parfois ni claire ni précise.
Dans quelle mesure l 'homme est-il réellement la source de ses
actions ? quand pouvons-nous dire qu 'il est responsable de ses actes
?
Ces questions intéressent également le fondateur de
la psychanalyse, Sigmund FREUD, qui connaît bien les mythes
grecs.
La découverte du complexe d'Œdipe est fondamentale car
celui-ci établit le lien entre désir et loi.
Freud n 'a pu mettre au point cette théorie qu 'en faisant
abstraction du contexte social et culturel de la tragédie dans
la vie de la cité grecque au Ve siècle avant
Jésus-Christ.
Il a dû aussi ignorer les fautes de Laïos, fautes du
père qui toucheront aussi bien aux lois sociales non
écrites de l 'époque, qu 'à la famille
même de Pélops, dont le fils Chrysippe perdra la vie.
Ainsi pour FREUD toute une partie du mythe restera "inconsciente"
car elle touche probablement sa propre problématique familiale
(voir à ce propos le livre de Marie BALMARY : L'homme aux
statues)
D'autre part, cette mise entre parenthèses inconsciente,
permet à FREUD de penser son complexe et de le communiquer
à Fliess, qui est à l'époque son plus
fidèle ami et confident, et avec qui il a une correspondance
très suivie.
Nous verrons dans un premier temps comment, et dans quelles
circonstances, FREUD a pu faire une telle découverte.
(l'aspect historique de la découverte du complexe).
Dans un second temps, nous tenterons de jeter un autre regard sur la
notion de faute car nous pensons qu 'elle sert à articuler,
l'aspect individuel à l 'aspect collectif du mythe (et de la
société), enfin nous présenterons deux exemples
de gestion de la démocratie athénienne du Ve
siècle : les rituels de pharmakos et de l 'ostracisme.
B. Comment S. FREUD découvre le complexe
d 'Œdipe
La véritable découverte du complexe d 'Œdipe
s'accomplit lors de son auto-analyse faite avec l 'aide de son ami
Fliess et qui amène FREUD à reconnaître en lui l
'amour pour sa mère et une jalousie envers son père,
jalousie qui est en conflit avec l'affection qu 'il lui porte.
Dans une lettre à Fliess datée de 1897, rendant compte
des progrès de sa propre analyse, FREUD écrit :
« Tout me fait croire aussi que la naissance d'un frère
d'un an plus jeune avait suscité en moi de méchants
souhaits et une véritable jalousie enfantine et que sa mort,
survenue quelques mois plus tard, avait laissé en moi le germe
d'un remords ».
Ce qui est remarquable ici ce n 'est pas le fait que FREUD ait
éprouvé ces sentiments, mais qu 'il ait pu s 'en
souvenir à l 'âge de 41 ans, âge où
précisément, il commence à entrevoir son
complexe d 'Œdipe (ce qui n 'était jamais arrivé
à personne, pas même à Sophocle, bien entendu) et
devient du coup capable de comprendre ses souvenirs d 'enfance.
Mais FREUD tardera à percevoir le complexe lui-même car
il est aveuglé dans un premier temps par sa croyance que tout
enfant a été séduit par le père, et que
c'est dans cette séduction réelle qu 'il faudra
chercher la future névrose de tout adulte. Ce sera sa
théorie du traumatisme par une séduction, la
séduction des hystériques par le père, la
fameuse "neurotica". Quatre mois avant l 'abandon de cette
théorie, il fait un rêve et comme dans Sophocle, ce
rêve est interprété de manière à
masquer la vérité. Il écrit : «
Récemment j 'ai rêvé des sentiments plus que
tendres pour Mathilde (sa fille), mais elle se
prénommait Hella, et j'ai ensuite vu le nom "Hella"
tracé en gros caractères. Explication : une
nièce américaine dont nous avons reçu la
photographie porte ce nom. Mathilde aurait dû s'appeler Hella,
puisqu 'elle a récemment versé tant de larmes à
l'occasion des défaites grecques. Le rêve montre
évidemment la réalisation de mon désir, celui de
constater que c'est bien le père qui est le promoteur de la
névrose. Voilà qui met fin à mes doutes encore
persistants ».
Cette analyse nous montre de manière claire comment cette
théorie de la séduction par le père sert de
défense contre la reconnaissance du complexe d 'Œdipe.
FREUD écrit dans une autre lettre à Fliess
(Naissance de la psychanalyse, lettre 69), qu 'il attendait de sa
découverte de neurotica « une
célébrité éternelle, la fortune
assurée, l'indépendance totale, les voyages, la
certitude d'éviter aux enfants les graves soucis qui ont
accablé sa propre jeunesse ». Il écrit plus
loin : « Tout dépendait de la réussite ou de
l'échec de l'hystérie. Me voilà obligé de
me tenir tranquille, de rester dans la médiocrité, de
faire des économies, d 'être harcelé par les
soucis, et alors une des histoires de mon anthologie me revient
à l'esprit : "Rebecca, ôte ta robe, tu n'es plus
mariée" ».
On est en droit de se demander ce que vient faire là cette
association. Marie BALMARY, dans son livre "L 'homme aux
statues", faisant une recherche qui n 'a rien à envier
à une enquête policière, découvre dans les
archives du registre de Freiberg l 'existence, ignorée de tous
et de FREUD lui-même, d 'une seconde épouse du
père de Freud, Jacob, une certaine Rebecca.
Celle-ci est stérile. Elle est répudiée, et
meurt de manière mystérieuse au moment même
où la future troisième femme de Jacob Freud, Amalia,
attend un enfant.
Les nouveaux époux cacheront cette grossesse hors mariage par
un mensonge sur la date de naissance de cet enfant, nommé
Sigmund.
Est-ce donc vraiment un hasard que ce prénom de Rebecca
vienne à l 'esprit de FREUD, au moment même où il
traverse une grande crise ? Il écrit dans une lettre du 21
Septembre 1897 à Fliess : « Il faut que je te confie
tout de suite le grand secret qui au cours de ces derniers mois,
s'est lentement révélé. Je ne crois plus
à ma neurotica ». Or, on apprend par Marie BALMARY
que cela fait à peine 11 mois que son père est
mort.
FREUD abandonne à jamais sa neurotica et parlera
désormais de complexe d'Œdipe. Il le présentera comme
un fantasme, c'est-à-dire comme un scénario imaginaire
où le sujet met en scène l'accomplissement d'un
désir qui est avant tout un désir inconscient. Il admet
ainsi que le traumatisme peut ne pas avoir une cause réelle,
mais bien fantasmatique.
C'est sous sa forme dite positive (c'est-à-dire,
désir de mort du rival qui est le parent du même sexe et
désir sexuel pour le parent du sexe opposé) que le
complexe d 'Œdipe a été découvert. Mais, comme
FREUD l'a déjà noté, il ne s'agit là que
d'une simplification par rapport à la complexité de
l'expérience vécue.
Il écrit (dans Le Moi et le Ça ) : « le
petit garçon n'a pas seulement une attitude ambivalente envers
le père et un choix d'objet tendre dirigé sur la
mère, mais il se comporte en même temps comme une petite
fille en montrant une attitude féminine tendre envers le
père et l'attitude correspondante d'hostilité jalouse
à l'égard de la mère ». C'est le
complexe sous sa forme dite négative. En réalité
on constate toute une série de cas mixtes où ces deux
formes, positive et négative, cŒxistent dans une relation
dialectique. Le complexe d'Œdipe connote la situation de l'enfant
dans le triangle. Il permet à FREUD d'expliquer l'ambivalence
du garçon envers le père par le jeu des composantes
hétérosexuelles et homosexuelles et non comme le simple
résultat d'une situation de rivalité. L'ambivalence
correspondrait aux sentiments complexes d'amour et de haine que le
père inspire à l'enfant, en sa qualité de rival
et en sa qualité de père.
La période d'acmé du complexe est située
entre 3 et 5 ans. Il connaîtra une reviviscence au moment de la
puberté et sera surmonté avec plus ou moins de
succès dans un type particulier de choix d 'objet, ou si vous
voulez un choix de partenaire érotique
privilégié.
La confrontation à la loi donnera naissance dans la
psyché à un autre fantasme, celui de la castration,
fantasme qui sera étroitement lié au complexe
d'Œdipe.
La constatation par le petit enfant de la différence
anatomique des sexes est indispensable à l'apparition du
complexe de castration. FREUD dira qu'à ce stade de l
'organisation génitale enfantine dite phallique, il y a bien
un masculin mais pas de féminin : l 'alternative est : organe
génital mâle ou châtré.
FREUD dira aussi que par rapport au complexe d'Œdipe, le complexe
de castration se situe différemment dans les deux sexes : il
ouvre pour la fille la recherche qui la conduit à
désirer le pénis paternel, il constitue donc le moment
d 'entrée dans l'Œdipe. Chez le garçon, il marque au
contraire la crise terminale de l'Œdipe, en venant interdire
à l 'enfant l'objet maternel.
Rappelons ici l'hypothèse de Marie BALMARY concernant Freud :
FREUD, probablement de manière inconsciente, avait
connaissance d'un épisode caché de la vie de son
père, épisode comportant sans doute une faute grave, et
là je pense à Rebecca, faute du même ordre que
celle de Laïos à l'égard de Chrysippe. Des traces
dans sa vie tendent à révéler que FREUD s 'est
senti mystérieusement chargé de cette faute
cachée, et qu 'il a dû l 'expier de diverses
manières : d 'abord en s'accusant lui-même d 'un
désir de séduction sur sa propre fille, puis et
surtout, en renonçant à sa première
découverte, la neurotica.
C'est la mort de son père qui lui permet de franchir le cap de
la découverte du complexe d'Œdipe, mais cette mort
l'empêchera aussi de remanier ses représentations, car
tout ceci n 'a pu être parlé. Freud gardera
immanquablement une image idéalisée du père, qui
sera le principal point aveugle qui l'empêchera de rendre plus
dynamique sa théorie familiale.
C. La culpabilité consciente ou
inconsciente naît avec le désir et pose la question de
la responsabilité individuelle
Faute et secret, faute avec culpabilité ou sans
culpabilité, faute expiable ou pas, comment se retrouver dans
ce méli-mélo mythique ?
Il est vrai que dans le mythe, les fautes commises ne sont pas de la
même nature selon qu 'il y ait ou pas prise de conscience
d'avoir commis une faute et sentiment de culpabilité. Or, le
sentiment de culpabilité apparaît uniquement dans le cas
d'Œdipe et de Jocaste.
Si on regarde la lignée d 'Œdipe, les destinées de
tous les héros (toutes versions confondues) sont
"diaboliques".
Diabolique vient de "dia-ballo" = lancer à partir d 'un
point vers des endroits différents, désunir. Il s'agit
du contraire du symbolique, de "sun-ballo" = lancer ensemble,
acte qui vise la rencontre réussie.
Les héros de ce mythe sont condamnés à la
séparation, ils sont comme génétiquement
marqués par la désunion. Et comme par hasard, leurs
symptômes, de "sun-pipto" = tomber ensemble, avec l
'idée de chute involontaire, apparaissent à l'endroit
même de leurs "diaptoma", de "dia-pipto" = faux pas,
chute, c'est-à-dire de leurs fautes.
Comme le dit Marie BALMARY, il s 'agit d 'un défaut d
'articulation. Articulation entre générations,
articulations ou désarticulations à travers la faute.
Harmonie est toujours là.
Les tragiques (Eschyle, Sophocle, Euripide) opèrent
également un glissement : la faute devient un problème
plus humain que divin.
Jusqu'alors, les fautes de la lignée étaient
constamment réactualisées, et, ce, d'une
génération à l 'autre. Une faute était
toujours commise envers un dieu (Dionysos en particulier dans ce
mythe) qui, à son tour, punissait le "fautif" par la mort, ou
la perte de la raison, sans que celui-ci puisse dire quoi que ce soit
pour sa défense.
Pour qu'il y ait conscience tragique, il faut que les plans humain
et divin soient assez distincts pour s'opposer. Le sens tragique de
la responsabilité apparaît lorsque l'action humaine fait
déjà l'objet d'une réflexion, d'un débat
intérieur, mais qu'elle n'a pas encore acquis un statut
autonome. Le domaine propre de la tragédie se situe à
cette zone frontière où les actes humains viennent
s'articuler avec les puissances divines.
Dans la tragédie, il y a tout d 'abord énonciation
de la volonté divine (par l'oracle d'Apollon). Le héros
(Œdipe) tente, tant bien que mal, de lui échapper, et ce
faisant, nous le voyons se heurter aux lois traditionnelles ou
nouvelles de la cité. Le héros se heurte aux lois, tout
en insufflant le doute chez le spectateur, d'une part sur le sens de
ces lois au moment précis de l'acte, d'autre part sur la
responsabilité de celui qui commet la faute.
A la question d'Œdipe à l'oracle de Delphes «
Polybe et Mérope sont-ils mes parents ? », Apollon ne
répond rien. Il avance seulement une prédiction :
« tu tueras ton père, tu coucheras avec ta mère
». Cette prédiction laisse toujours la question
posée. C'est donc Œdipe qui commet "la faute" de ne pas
s'inquiéter du silence du dieu et d'interpréter sa
parole comme si elle apportait la réponse au problème
de son origine.
C'est Haydée FAIMBERG qui va encore plus loin en disant que
si Œdipe ne réagit pas c'est parce que son destin est
régi par le mensonge. Selon elle, la prophétie est
liée en quelque sorte à un message "négatif". Le
secret concerne à la fois l'adoption et l'infanticide. C'est
parce qu'il y a secret et mensonge qu'Œdipe ne peut éviter de
commettre matériellement des actes qu'il trouve abominables.
Voyons ce qu'Œdipe ignore. Il ignore que :
- Laïos et Jocaste sont ses
parents
- Que Laïos ne voulait pas
qu'il soit conçu, ou qu'il a voulu le tuer
- Le sens de son nom qui est
lié à la tentative d'infanticide
- Le fait que Polybe et sa femme
(Périboéa) l'ont adopté en secret Œdipe ne sait
pas qu'il ne sait pas qui sont ses parents.
Du point de vue psychanalytique, il est admis depuis Freud que le
mythe d'Œdipe concerne les désirs de parricide et d'inceste
d'Œdipe, désirs inconscients ressenties par tous les
êtres humains à l'égard de leurs parents.
Mais comme nous venons de le voir, le destin d'Œdipe n'est pas
seulement gouverné par la prophétie (qui concerne le
"complexe d'Œdipe") , mais aussi par un message non-dit.
Le secret de son adoption et l'infanticide lui font perdre ses
repères généalogiques.
Lorsque Œdipe entre en contact avec ses désirs inconscients
(par le moyen de la prophétie), c'est-à-dire son propre
complexe d'Œdipe, le secret entourant ses origines, devient une
cause logique de l'inévitabilité de son destin.
Il ne suffit pas de dire qu'Œdipe, comme tous les êtres
humains, est psychiquement responsable. Encore faut-il poser la
question théorique : quelles sont les conditions qui
permettent à Œdipe et à tout être humain de
renoncer à l'accomplissement dans la réalité du
"complexe d'Œdipe" ?
La filiation d'un individu, son lien de parenté, sont des
conditions nécessaires pour instaurer le sentiment même
d'existence, et en ce sens, elles assurent une fonction
protectrice.
Nous arrivons là à une constatation capitale : le
complexe d'Œdipe, tel qu'il a été pensé par
Freud, ne rend pas totalement compte de sa complexité.
Il faut donc élargir ce concept pour pouvoir étudier la
relation particulière entre les générations que
nous sommes amenés à rencontrer dans notre
expérience clinique.
Il s'agit de prendre en compte non seulement la relation de l'enfant
aux parents mais aussi celle des parents aux enfants, telle qu'elle
pourrait être reconstruite.
FAIMBERG parle de "configuration Œdipienne" avec deux
côtés :
- d'une part, les désirs
inconscients du sujet (désirs de morts et désirs
incestueux à l'égard des deux parents),
c'est-à-dire la relation de l'enfant aux parents : c'est ce
qu'on appelle le "complexe d'Œdipe" ;
- d'autre part, la façon
dont la personne interprète la manière dont sesparents
ont reconnu son "altérité", et ce que signifie pour eux
le fait qu'il soit garçon ou fille.
Cette reconstruction se fait d'une manière approfondie dans
le cadre d'une thérapie individuelle, et si Œdipe entamait
une thérapie il faudrait reconstruire dans le transfert son
identification inconsciente à un "père narcissique",
reconnaître sa souffrance de n'avoir pas été
aimé, ou même son impensable angoisse de n'avoir pas
été désiré en tant que fils vivant.
Pour revenir au mythe, la tragédie pour Œdipe ne se situe
pas du côté du pouvoir (comme pour d'autres
héros, Agamémnon d'Eschyle par exemple). Loin du
parricide et de l'inceste, la véritable faute d'Œdipe est
celle d'être né. Les tragiques, et en particulier
Sophocle, se trouvent alors au cŒur de la complexité humaine,
à l'endroit même où s'origine la faute, et la
façon dont celle-ci trace involontairement la destinée
d'un homme dans sa communauté.
Œdipe essaye d'échapper à l'oracle divin, mais au
contraire, il commet des actes qui le rapprochent de son
inévitable destin. Or, la psychanalyse nous enseigne, que sur
un plan fantasmatique tout au moins, l'enfant désire la
réalisation de ce même oracle et déploie tous les
moyens dont il dispose pour arriver à son but.
Est-ce donc possible que FREUD et la plupart des psychanalystes
aient "oublié" le mythe, dans son aspect tragique, au point
d'introduire le mot "désir" là où les Grecs
entendent "destinée" ? La tragédie serait-elle
diamétralement opposée à la psychanalyse ?
Est-ce que désir et destinée s'articulent et comment ?
D. La faute pose la question de la
responsabilité collective et inscrit l'homme dans une
lignée généalogique et un groupe familial et
social.
La faute, n'est pas une affaire uniquement individuelle mais aussi
familiale et groupale. Familiale car elle concerne le triangle
familial, groupale car elle concerne la famille élargie, les
grands parents et même la lignée toute entière
incluant les ancêtres. Dans le mythe, il est intéressant
de se pencher sur le moment qui va précéder la prise de
conscience d'Œdipe.
Jean-Pierre VERNANT dit qu'Œdipe projette sur Créon , son
beau-frère, son propre désir de puissance car il le
soupçonne dès le départ d'être l'assassin
de Laïos. Il le considère dès le départ
comme un rival, jaloux de son pouvoir et de sa popularité.
VERNANT parle alors de "Phtonos", l'envie, à l'égard
des grands, son beau-frère cherche à prendre sa place
sur le trône de Thèbes, et il a pu dans le passé
guider la main du meurtrier de l'ancien roi. C'est cette
"démesure" (hùbris) propre au tyran qui cause la perte
d'Œdipe et constitue un des ressorts de la tragédie.
C'est cette "démesure" aussi qui rend Œdipe le
clairvoyant, le déchiffreur d'énigmes, aveugle. Le "roi
sauveur" qui au début de la pièce tout le monde implore
comme s'il s'adressait à un dieu, devient un monstre
d'impureté, concentrant sur soi tout le mal, tout le
sacrilège du monde, qu'il faut chasser comme un pharmakos, un
bouc émissaire pour que la cité, redevenue pure, soit
sauvé.
VERNANT fait l'hypothèse que roi-divin et pharmakos sont
les deux faces d'Œdipe. Pour Sophocle, le héros est le
modèle de la condition humaine, mais la polarité entre
le roi et le bouc émissaire, Sophocle n'a pas eu à
l'inventer, elle était inscrite dans la pratique religieuse et
dans la pensée sociale des Grecs.
Tyrannos et Pharmakos se présentent comme des individus
responsables du salut collectif du groupe.
Thèbes souffre d'un loimòs, d'une sorte de peste, qui
se manifeste selon le schéma traditionnel. Il y a tarissement
des sources de la fécondité : la terre, les troupeaux,
les femmes n'enfantent plus. Stérilité, maladie, mort,
sont ressenties comme une même puissance de souillure
(miasma).
Il s'agit de trouver le criminel qui est la souillure de la
cité, afin de chasser le mal à travers lui.
Il existe à Athènes et d'autres cités
grecques un rite annuel qui vise à expulser
périodiquement la souillure accumulée au cours de l
'année écoulée.
C'est l'usage à Athènes de processionner deux pharmakos
en vue de la purification, un pour les hommes, l'autre pour les
femmes.
La cérémonie avait lieu le premier jour de la
fête des Thargélies (mi-juin, avant la moisson). Les
deux pharmakos portant des colliers des figues sèches (noires
ou blanches suivant le sexe qu'ils représentaient),
étaient promenés à travers toute la ville ; on
les frappait sur le sexe avec des oignons de scille, des figuiers et
d'autres plantes sauvages, puis on les expulsait. Peut-être
même, au moins à l'origine, étaient-ils mis
à mort par lapidation.
Comment étaient choisis les pharmakos ? Tout laisse
à penser qu'on les recrutait dans la lie de la population,
parmi les gibiers de potence, que leur méfaits, leur laideur
physique, leur basse condition, désignait comme des
êtres inférieurs.
A Leucade, on prenait en vue de la purification un condamné
à mort. A Marseille, un pauvre hère s'offrait pour la
guérison de tous. Il y gagnait un an de vie, entretenu aux
frais du public. Aux termes de l'année écoulée
on le promenait autour de la ville avec des exécrations
solennelles pour que retombent sur lui toutes les fautes de la
communauté.
Les Thargélies Athéniennes comportaient un second
volet. A l'expulsion de pharmakos, elles associaient
l'eiresioné. Il s'agit du port d 'un rameau d'olivier ou de
laurier enrubanné de laine, garni de fruits, de gâteaux,
de petites fioles d'huile et de vin. De tout jeunes garçons
promenaient à travers la ville ces arbres de mai. Ils en
déposaient au temple d'Apollon et ils en accrochaient aussi
aux portes de demeures privées pour écarter la
famine.
Cette procession consacre la fin de la vieille saison et inaugure la
jeune année sous le signe du don, de l'abondance, de la
santé.
Mais le renouveau que symbolise l'eiresioné, ne peut se
produire que si les souillures du groupe ont été
chassées, si la terre et les hommes ont été
rendus purs. Il s'agit en fait d'un rameau de suppliant.
Ce sont précisément ces rameaux de suppliants
couronnées de laine que nous retrouvons à l'ouverture
du drame de Sophocle. Les représentants de la jeunesse
thébaine, processionnent jusqu'aux portes du palais royal et
les déposent devant l'autel d'Apollon pour conjurer le
loimòs (peste) dont la ville est accablée.
La symétrie du pharmakòs et du tùrannos,
éclaire peut-être une autre institution comme
l'ostracisme. L'ostracisme vise à écarter celui des
citoyens qui, s'étant élevé trop haut, risque
d'accéder à la tyrannie.
C'est une condamnation qui vise à écarter de la
cité un citoyen par un exil temporaire de dix ans. Elle est
prononcée en dehors des tribunaux, par l'assemblée,
sans qu'il y ait dénonciation publique, ni même
accusation formulée par quiconque.
Tout est organisé pour donner au sentiment populaire que les
Grecs appellent FqonoV (à la fois envie et méfiance
religieuse à l'égard de qui monte trop haut,
réussit trop bien), l'occasion de se manifester sous la forme
la plus spontanée et la plus unanime (il faut au moins 6 000
votants).
Que reproche-t-on à l'ostracisé, sinon ses
supériorités et sa chance qui risquent d'attirer la
vindicte divine. La crainte de la tyrannie se confond avec une
appréhension plus profonde, d'ordre religieux, à
l'égard de qui met tout le groupe en péril. Comme
l'écrit Solon : « une cité périt de ses
hommes trop grands ».
Ainsi, dans la personne de l'ostracisé, la cité
expulse ce qui en elle est trop élevé et incarne le mal
qui peut lui venir par le haut. Dans celle de Pharmakòs, elle
expulse ce qu'elle comporte de plus vil et qui incarne le mal qui la
menace par le bas.
Nous pouvons légitimement nous interroger sur le statut du
bouc émissaire dans la société athénienne
du Ve siècle. (Je vous renvoie aux ouvrages de René
GIRARD sur le "bouc-émissaire" et "la violence et le
sacré"). Pourquoi l'instauration d'un principe
égalitariste dans une telle société
nécessite la mise en place de mécanismes qui produisent
de l'exclusion "socialisée" ?
E. En guise de conclusion
Il existe vraisemblablement un niveau d'organisation,
non-Œdipien, dans lequel l'interdiction de l'inceste n'existe pas.
Les règles de la filiation ne sont pas instaurées.
Tout alors semble mettre à mal les repères
générationnels et ouvre la voie vers une transmission
sans symbolisation, sans véritable signe de
reconnaissance.
Comment l'interdiction de l'inceste acquiert ce statut de loi
incontournable pour la survie des civilisations ? Est-elle la seule
"véritable loi" ?
Dans le mythe, Œdipe ne trouve la paix que dans la forêt
des Euménides, à Colone. C'est là que l'on
vénère les Erinyes (déesses de la vengeance)
devenues les Euménides (bienveillantes), suite au
procès d'Oreste à Athènes (Eschyle, Les
Euménides).
C'est à cette occasion qu'Athéna instaure le tribunal
de l'Aréopage à Athènes où les crimes
pourront enfin être jugés par les hommes eux-mêmes
: c'est la naissance du droit humain "moderne" face au droit divin
"archaïque".
Même si le destin de la faute est de devenir loi, et si la
naissance du droit apparaît comme une tentative de domestiquer
l'envie, il semble que la faute continue à échapper
à toute canalisation voulue au sein même de la famille,
par l'intermédiaire du secret en particulier.
J'en prends pour preuve le mythe lui-même et la fin que
Sophocle réserve à Œdipe à Colone.
Banni de Thèbes par ses propres fils et par Créon,
Œdipe accompagné d'Antigone, se met sous la bienveillante
protection de Thésée, roi d'Athènes.
Avant de mourir, Œdipe a promis à Thésée
qu'au moment de disparaître il lui livrera un secret qui
protégera sa cité : « Il est des décrets
interdits aux lèvres humaines que je te
révélerai seul à seul quand nous serons
arrivés là-bas. Je ne dois les confier à aucun
des hommes de ce bourg, ni à mes enfants même, en
dépit de ma tendresse pour elles. Garde-les dans ta
mémoire fidèlement. Quand tu seras parvenu au terme de
ta vie, tu ne les livreras qu'à ton successeur, et c'est par
cette voie qu'ils devront toujours se transmettre » (1530-37
Œdipe à Colone).
On n'assiste pas à la disparition d'Œdipe, on ne sait donc
pas ce qu'il a dit à Thésée. Cependant on le
devine dans ce qu'Œdipe a annoncé juste avant : «
Chez trop de peuples, même sous un bon roi, l'esprit de
violence aisément se réveille. Mais les dieux ont le
regard perçant : tôt ou tard, ils découvrent
celui qui oublie la piété pour suivre ses instincts
furieux » dit-il.
Ce qui est étrange dans cette fin de la tragédie, ce
n'est pas qu'Œdipe demande à Thésée de garder
ses secrets, celui de son lieu de mort et celui de son message
testamentaire, ce qui est étrange, c'est que ces secrets,
Œdipe ne peut les révéler à ses enfants, ni
à ses fils qu'il hait, ni à ses filles qu'il aime, et
que Thésée lui, ne les livrera qu'à son
successeur.
Si les instincts furieux sont l'inceste et le parricide, c'est
dans et par la famille que le malheur peut survenir. Mais il ne faut
pas que cela se sache : ces secrets ne sont transmissibles que par
voie symbolique de roi à roi.
Personne d'autre ne doit ni ne peut les connaître.
Le complexe d'Œdipe est et doit rester inconscient.
C'est pourtant ce dont parle la psychanalyse, d'où le scandale
qu'elle a provoqué.
Montpellier, le 12/05/2000
Georges CONDAULT
Psychologue clinicien - Psychothérapeute
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