ISCIPLINES

 



 

 

LE MYTHE D'ŒDIPE :
LECTURES LITTERAIRES ET PSYCHANALYTIQUES

 

            Il serait bien fastidieux de reprendre ici le mythe d'Œdipe tel que la tradition gréco-romaine nous l'a légué car il n'en est pas de plus connu ni de plus largement pris comme thème de réflexion, ou comme sujet de création, et cela depuis l'Antiquité, que ce soit dans des textes épiques, tragiques ou dans des compilations de mythographes. Depuis la découverte du fameux "complexe d'Œdipe" par un certain Monsieur Freud à l'extrême fin du XIXe siècle, qui donc ignore Œdipe, ses exploits et ses malheurs ? Vainqueur du sphinx (ou plutôt pour traduire plus fidèlement le grec, de la sphinge), assassin de son père, époux de sa mère dont il a eu quatre enfants, victime dès avant sa conception du poids d'un oracle pesant sur lui, Œdipe est le lieu de tous les questionnements. Pourquoi alors encore une fois, le remettre sur le tapis ?

            Eh bien, parce que si Freud a contribué à diffuser largement la légende du roi de Thèbes, il en a aussi rétréci le champ puisqu'il s'est borné à utiliser l'Œdipe-Roi de Sophocle. Nous connaissons généralement le moment de l'histoire d'Œdipe qui se situe entre son départ de Corinthe et son départ de Thèbes après qu'il a découvert le secret de son histoire, après qu'il a enfin répondu à la question énigmatique : « qui suis-je et qui m'a engendré ? », question qui avait motivé son départ de Corinthe pour Delphes, mais à laquelle le dieu s'était bien gardé de répondre. Nous connaissons aussi assez fréquemment l'histoire malheureuse de ses deux fils qui s'entretuent pour le trône, conformément à la malédiction lancée par leur père, et d'Antigone mourant pour honorer l'un de ses frères par des rites funèbres interdits par le nouveau roi, Créon, qui est aussi leur oncle maternel .

            Mais le mythe d'Œdipe déborde largement le complexe du même nom et il se développe autour de trois axes : la famille, évidemment, mais aussi le sacré ainsi que la dimension politique.

 

A. LE MYTHE

            I - A propos du premier thème, le mythe met en évidence l'importance de la lignée, mais aussi la violence des relations familiales.

            * D'abord, Œdipe appartenait à une lignée ; et pas n'importe laquelle : il est un descendant direct de Cadmos , fils d'Agénor, le roi de Tyr. Parti à la recherche de sa sœur Europe, enlevée par Zeus, Cadmos a fondé la ville de Thèbes, obéissant à l'oracle d'Apollon. Pourquoi remonter si loin ? Parce que c'est ainsi que faisaient les anciens. Et si l'on observe d'un peu près l'histoire des membres de cette famille, on est très vite pris de vertige : tous les enfants et petits enfants de Cadmos et d'Harmonie son épouse, ont eu un destin absolument atroce et je n'ai pas la place de m'étendre sur ce point ici. Il faut toutefois remarquer que certains auteurs justifient ces malheurs par le fait que Cadmos aurait mécontenté un dieu. De plus, nous pouvons déceler des constantes : folie meurtrière, et en particulier des parents sur les enfants.
            Dans une société traditionnelle, toute la grande famille est concernée par la faute d'un de ses membres et le malheur traverse les générations en général jusqu'à extinction de la lignée ou presque.
            Le cas d'Œdipe n'est donc, replacé dans ce cadre, qu'un exemple parmi d'autres. La question qu'inévitablement on se pose à son sujet est: pourquoi ce destin horrible pèse-t-il sur ses épaules ? Chez Eschyle et Euripide, tout est de la faute de Laïos, son père, qui a désobéi à Apollon, lequel lui avait ordonné de ne pas avoir d'enfants. Les textes classiques n'en disent pas plus. Mais d'autres auteurs nous apprennent qu'une telle interdiction pesait sur Laïos car il avait enlevé un jeune homme dont il était amoureux et dont il avait provoqué la mort. Pélops, le père du jeune homme l'avait alors maudit.

            * Même en se limitant aux trois générations qui vont de Laïos à Antigone, on rencontre quatre variations du thème de la violence dans la famille : infanticide, fratricide, parricide et inceste.
            A la naissance de son fils, Laïos, voulant échapper à l'oracle qui le menace (il doit périr par la main de son fils) ne se contente pas d'exposer le nouveau-né, il le mutile aux pieds. Plus tard, il rencontre un jeune homme sur sa route : du haut de son char, de son âge et de sa dignité de roi, il l'insulte et l'humilie, le menace de son fouet : le jeune homme dégaine et le tue : deux rencontres entre le père et le fils ; deux fois le père a agressé le premier.
            Nous retrouvons cette violence paternelle dans la malédiction d'Etéocle et Polynice par Œdipe. Les imprécations d'Œdipe à Polynice sont très précises : « que, sous une main de frère, tu tues et succombes à la fois, victime de celui qui t'a banni ! Voilà comment je te maudis! » La tradition (pour ce que nous en connaissons) est quasiment unanime pour attribuer comme seul crime volontaire à Œdipe, bien qu'avec des excuses (le mauvais comportement de ses fils à son égard) la mort mutuelle que se donneront ses garçons : si Œdipe a été parricide sans le savoir et sous le poids du destin ; il a été infanticide en pleine connaissance de cause, c'est ce que j'appellerai le vrai crime d'Œdipe. Seuls deux auteurs le dégagent de la responsabilité de leur mort : Euripide lui fait dire qu'il a tué ses deux fils par les « malédictions héritées de Laïos » (Phéniciennes), et Sénèque, qui va beaucoup plus loin (Œdipe), dit qu'un oracle a annoncé qu'il maudirait ses fils.
            De même Créon, en refusant la sépulture à Polynice et en condamnant Antigone à mort, entre dans la catégorie des parents persécuteurs, dans la mesure où en tant qu'oncle, il est un père symbolique après la disparition du père naturel.

            La rivalité fraternelle est un autre thème assez fréquent dans la mythologie. De façon certainement assez clairvoyante, Sophocle fait du père (Œdipe), le responsable de la rivalité entre ses fils (Etéocle et Polynice). Il ne faut pas oublier que ce thème occupe une grande place : sur les cinq tragédies qui nous sont restées sur le mythe d'Œdipe, deux ont pour sujet la guerre entre les deux frères (Les 7 contre Thèbes d'Eschyle ; Les Phéniciennes d'Euripide) ou ses conséquences (Antigone de Sophocle). Et dans Œdipe à Colone, la préparation de la guerre est en toile de fond.

            Les cas de parricide et d'inceste sont assez rares dans la mythologie. En ce qui concerne Œdipe, il ne faut pas oublier qu'en tuant Laïos, le jeune homme répond à une agression, qu'il agit sans savoir qui sont ses parents, qu'un oracle a déjà annoncé les deux crimes qu'il cherche précisément à éviter en fuyant ses parents supposés.
            Dans les textes classiques grecs qui nous restent, Œdipe est surtout montré comme un " malheureux ". Sa faute est involontaire, il est destiné à commettre des crimes affreux (parricide et inceste) avant même d'avoir été conçu. Il est à remarquer d'ailleurs que les latins, (Sénèque, Stace) insistent plus sur la souillure, l'horreur et le crime que sur le malheur d'Œdipe, mais le montrent toujours comme victime.

 

            II - Le deuxième thème présent dans le mythe est la relation de l'homme avec le divin : avec les lois et le destin imposés par les dieux d'une part, relation personnelle avec une divinité de l'autre.

            * Nous avons vu que le destin d'Œdipe pèse sur lui, et qu'il en prend connaissance par la voix d'Apollon, tout comme son père d'ailleurs. Cela fait partie des croyances des grecs qui imaginaient l'homme totalement soumis au pouvoir des dieux, mais surtout au destin filé par les Parques (les Moires, en grec) à leur naissance et sur lequel les dieux eux-mêmes n'avaient pas de prise.
            A cette croyance, il faut rajouter celle en des lois sacrées, dictées par les dieux et non écrites, auxquelles il était excessivement grave de désobéir. Le crime de Laïos a été le viol de la loi sacrée d'hospitalité et/ou la désobéissance à Apollon ; Créon a violé la loi sacrée qui faisait obligation d'enterrer les morts : il n'est pas mort, mais a perdu son fils et sa femme, il se retrouve seul. Antigone a risqué sa vie précisément pour que cette loi soit respectée.

            * Revenons aux origines familiales. Cadmos épouse Harmonie, fille d'Aphrodite et d'Arès. Bien que ce ne soit pas une exception, puisque les dieux s'unissaient fréquemment avec des mortelles (ou inversement) et que les demi-dieux sont nombreux, on remarque toutefois que l'intrusion du divin dans cette lignée est particulièrement importante : notamment par un cas rarissime sinon unique (voir Thétis et Pélée) : les noces légitimes d'un mortel et d'une déesse : Cadmos et Harmonie ; et encore par un autre cas rarissime (l'autre exemple est Asklépios) : un demi-dieu accède pleinement au statut de divinité : Dionysos, petit-fils de Cadmos par sa fille Sémélé.
            Or, tous les enfants et petits-enfants de Cadmos et Harmonie ont un destin absolument horrible. Cette horreur, que les poètes ont mal expliquée, du reste, ne laisse pas de surprendre. Il y a un paradoxe dans cette famille où ne règne pas l'harmonie, c'est le moins qu'on puisse dire. Il y a déjà un paradoxe dans le fait qu'Harmonie soit fille d'Arès , dieu sanguinaire, détesté des autres dieux et frère d'Eris, la Discorde. Par ailleurs, l'étymologie du nom d'Harmonie est intéressante : formé sur une racine indo-européenne dont le sens est : "articulation", le nom commun "harmonie", en grec, signifie d'abord "assemblage, ajustement", avant de vouloir dire "juste proportion" et enfin "accord de sons". Harmonie servirait-elle d'articulation entre le monde divin et le monde humain, elle qui fut fondatrice d'une lignée où sans cesse surgit le divin, mais pas pour le bonheur des mortels ?
            Certains auteurs expliquent que la lignée de Cadmos ait été malmenée par le fait qu'il a tué le dragon d'Arès gardien de la source, avant de fonder la ville de Thèbes. Mais il était aidé par la déesse Athéna ; et surtout, il avait choisi cet emplacement pour bâtir sa ville, par obéissance à l'oracle d'Apollon. Pour satisfaire un dieu, on s'expose donc à en mécontenter un autre?

            De même, si l'on regarde d'un peu près le vent de folie qui a soufflé sur la famille à l'occasion de l'arrivée de Dionysos, on remarque qu'Agavé (tante de Dionysos) a été frappée de folie et que Penthée, son fils, a trouvé la mort pour avoir rejeté le dieu ; mais qu'Ino s'est jetée dans la mer avec son enfant et qu'Athamas, son mari, a été frappé de folie, pour avoir élevé et nourri le dieu : il faut dire qu'ils étaient poursuivis par une autre divinité (Héra). De même, dans un autre cycle mythique, Oreste a été poursuivi par les Erinyes (déesses de la vengeance) pour avoir obéi au dieu Apollon. Alors, il n'y a donc jamais d'issue pour les mortels ? Si j'obéis à un dieu, je déplais à un autre, et dans tous les cas, c'est le malheur pour l'homme ?
            Notons enfin que quelques uns des destins les plus horribles sont liés à la relation de la famille humaine avec un de ses membres divins, Dionysos. C'est à se demander si l'"articulation" (l'harmonie) est vraiment possible entre mortels et immortels, mais c'est là une vaste question que nous ne pourrons aborder ce soir et qui touche à des mythes très anciens, à l'origine des hommes, à la naissance de leur condition actuelle, après la fin de l'Age d'Or.

 

            III - Enfin apparaît la dimension politique, c'est-à-dire la relation entre le peuple, ses rois et sa terre.

            * Nous avons vu que la partie du mythe que nous connaissons le plus souvent n'en est qu'un épisode et qu'Œdipe appartient à une lignée, que nous sommes dans une société traditionnelle et que le problème de transmission aussi bien du pouvoir que du malheur et de la faute est une question familiale et non individuelle. Dans la lignée de Cadmos, à chaque génération, le pouvoir s'est transmis avec difficulté et même avec des périodes d'interrègne et de régence. Cette question est un des thèmes récurrents des mythes grecs.
            Dans le cas d'un chef, la question de la solidarité entre membres d'une communauté s'élargit à la cité qui vit dans un rapport intime avec ses rois : c'est ainsi que la sphinge a été envoyée à Thèbes où elle dévorait les jeunes gens pour punir la faute de Laïos, que la peste a éclaté, décimant la population, parce que le roi Laïos a été assassiné ; que la guerre et la destruction ont menacé la ville parce que les fils du roi Œdipe n'ont pas honoré leur père et n'ont pas pu s'entendre à propos du pouvoir. Du reste, l'oracle a bien dit à Laïos qu'il ne devait pas enfanter s'il voulait sauver Thèbes , et pas seulement sa propre vie.

            Cette intimité entre les habitants, leur roi et leur ville va plus loin puisqu'une des versions de la création de l'humanité en Grèce est celle de l'autochtonie ; l'autre étant le modelage d'humains à partir d'argile. Plusieurs mythes racontent cette naissance directe de la Terre. Les Thébains sont, paradoxalement, issus de ce qui est le plus étranger (Cadmos est Phénicien) et de ce qui est le plus proche : les Spartes, ou hommes semés, issus des dents du dragon et de la terre thébaine, mais qui sont nés par le geste créateur de Cadmos qui a tué le dragon, puis a jeté ses dents sur le sol. La lignée de Cadmos associe ces deux origines puisque ses filles ont épousé des Spartes, et que Jocaste est elle-même descendante de l'un d'entre eux. Il est difficile d'unir plus intimement rois et habitants à un sol.

            * A lire les mythes, il n'y aurait pas moyen pour l'homme de sortir de l'emprise de la justice divine qui est implacable et qui se transmet de génération en génération jusqu'à extinction de la lignée. Pourtant Athènes a inventé un jour la démocratie et les tribunaux humains qui ont mis fin à ces terribles enchaînements de violence et de sang. Et c'est la troisième pièce de la trilogie d'Eschyle, Les Euménides, qui voit l'acquittement d'Oreste et la transformation des Erinyes "au nom terrible" en "bienveillantes" (Euménides). Ce n'est qu'un début balbutiant, c'est pourtant là le début d'une sécularisation de la pensée, d'un dégagement de l'homme de l'emprise de la justice divine, puisque pour la première fois, l'accusé a le droit de se défendre et de plaider sa cause, puisque désormais, ce sont les humains qui décideront de sa culpabilité ou non.
            Et ce n'est peut-être pas un hasard que ce soit le roi Thésée qui accueille Œdipe à la fin de sa vie. Thésée, le dernier roi d'Athènes qui a renoncé volontairement au pouvoir pour établir la démocratie. Athènes où Œdipe vient offrir son corps protecteur contre les invasions, englouti dans le bois sacré de ces mêmes Euménides, mort dans l'apothéose et la gloire, dans l'Œdipe à Colone de Sophocle. Et Antigone, dernier rejeton (ou presque) de la lignée maudite de Cadmos, meurt bien, certes, mais par libre choix. Sans oublier que Polynice et Etéocle ont eu des enfants dont le mythe ne parle pas dans le détail, ce qui signifie qu'ils ont eu une vie tout à fait normale et banale, que quelque chose s'est en effet arrêté dans la transmission du malheur dans cette famille.

Oedipe
Andrea Appiani, Mort d'Oedipe à Colone
Villa Carlotta, Côme, Italie
(photo Mireille Bremond)

 

B. LITTERATURE

            On peut dire qu'en ce qui concerne Œdipe, aussi bien parmi le grand public qu'en littérature, il y a eu un avant et un après Freud. Depuis le début du siècle, son histoire, ainsi que celle des Atrides, a été largement revisitée par la lunette de la psychanalyse et du fameux, trop fameux "complexe", jusqu'à trouver suspecte toute autre interprétation. Les choses changent heureusement, et de plus en plus nombreux sont ceux qui essaient d'élargir et d'enrichir leur lecture du mythe.
            J'ai choisi de dire quelques mots sur cinq Œuvres, dont trois ont été écrites à peu près vers la même époque : La machine infernale de Cocteau, Œdipe ou le crépuscule des dieux de Ghéon, Œdipe de Gide, Œdipe ou le roi boiteux d'Anouilh et, plus près de nous, Œdipe sur la route de Bauchau.

Cocteau
            Œdipe et Orphée ont été les deux héros mythiques qui ont poursuivi Cocteau toute sa vie. Il a commencé par traduire librement l'Antigone de Sophocle, puis il s'est plus intéressé à Œdipe. Il a profondément été marqué par l'Œdipe roi de Sophocle puisqu'il en a écrit pas moins de trois versions :
            - Œdipus Rex, opéra en 2 actes en 1952 ;
            - Œdipe-Roi , adaptation-traduction libre de Sophocle en 1937 ;
            - L'acte IV de La machine infernale en 1934 qui reprend très rapidement la pièce de Sophocle, mais à laquelle Cocteau ajoute quelques innovations.
            Pour lui, les dieux sont mauvais et cruels et ils ont choisi "arbitrairement" Œdipe pour leurs petits jeux. Ce dernier ne saurait donc être coupable. Mais Cocteau met en scène, ce qui est en contradiction avec la tradition mythique, un Laïos pur de tout reproche. Non seulement, ce n'est pas lui qui expose son fils et lui troue les pieds, (c'est Jocaste, la mère) mais ce n'est pas lui non plus qui lève la main le premier sur Œdipe quand ils se rencontrent au carrefour fatal : chez Cocteau, l'agression vient de la part du domestique et Œdipe frappe Laïos sans l'avoir voulu : « le coup se trompe d'adresse et assomme le maître ». Le père devient ici victime innocente d'un coup qui ne lui était pas destiné. En outre, après sa mort, et sous forme de fantôme, Laïos essaie de sauver son épouse et son fils en avertissant Jocaste de ce qui va se passer ; c'est tout le thème de l'acte I.
            Pour faire de Laïos un personnage entièrement pur, il fallait charger Jocaste : c'est elle qui prend l'initiative de mutiler et d'exposer l'enfant. Alors que la Jocaste du mythe n'était qu'une malheureuse victime du crime de son mari qui la privait d'être mère et la condamnait à l'inceste, le désir incestueux de celle de Cocteau est flagrant. Elle n'est pourtant pas franchement mauvaise ou antipathique, faible plutôt, et après sa mort, elle apparaîtra comme fantôme secourable à son fils aveugle.
            Œdipe est prisonnier lui aussi du désir incestueux : il préfère les femmes mûres et il reste insensible au charme du sphinx qui a une forme de jeune fille ; à l'acte III, il dit à Tirésias qu'il a « toujours rêvé d'un amour presque maternel ».
            Nous avons vu que dans le mythe, Œdipe était amené à commettre involontairement des crimes horribles à cause de son père Laïos. Mais il en a commis un seul de par sa volonté, c'est-à-dire qu'aucun oracle n'avait prévu : la mort de ses deux fils due à ses imprécations. Or, Cocteau fait disparaître totalement les deux fils dans la pièce. Le père ne peut pas être mauvais chez lui . De par son histoire personnelle sans doute, et certainement sous l'influence de la psychanalyse, il a mis en scène, dans La machine infernale, le complexe plus que le mythe.

J.Anouilh
            Comme l'avait déjà fait Cocteau, Anouilh retraduit l'Œdipe-Roi (1978) de Sophocle à sa façon, mais en y faisant des ajouts de son crû, notamment dans les parties du chŒur. L'idée de base est la même que chez Cocteau : les dieux sont cruels et n'aiment pas voir les hommes heureux.
            Malgré une tendresse ambiguë entre Jocaste et Œdipe, une remarque de Créon sur le refoulement des sentiments et la haine affichée d'Œdipe pour ses fils, le thème essentiel n'est quand même pas le complexe, mais la lutte du héros contre le destin. C'est ainsi qu'Œdipe qui vient de découvrir la vérité de son histoire affirme : « personne ne veut le mal. Mais il est là. Je suis l'enfant qu'on ne voulait pas et j'ai accompli mon destin ».
            Contrairement à Cocteau, Anouilh durcit la négativité de Laïos. Il n'aimait pas Jocaste, l'a obligée à exposer leur enfant : « ce sont des choses que les femmes n'oublient pas », commente le chŒur. De plus, c'est le peuple qui impose à Jocaste d'épouser Œdipe, le sauveur de la cité. Enfin, un commentaire du chŒur montre qu'Anouilh a été intéressé par la difficulté de chaque homme de bien comprendre le sens de sa vie, ce qui fait référence à l'inconscient, certes, mais laisse de côté le "complexe" : « l'homme est un roi boiteux. Il va, un pied dans son ombre, un pied sur le chemin clair de sa raison, et il avance sans trop savoir où ».

H. Ghéon
            Il faut noter donc que même en plein XXe siècle, un certain nombre d'œuvres mettant en scène le mythe d'Œdipe échappent plus ou moins à sa lecture freudienne, même de la part d'auteurs ayant bien connu les théories de Freud.
            C'est le cas de l'Œdipe ou le crépuscule des dieux d'Henri Ghéon qui n'est pas du tout "complexé" : la pièce remonte au mariage de Jocaste et Laïos, et la jeune femme décide elle-même de faire mourir son enfant quand elle apprend son sort, car elle ne veut pas que l'inceste se réalise. Œdipe et ses parents sont les jouets de divinités païennes mauvaises et incompréhensibles. Tout au long de la pièce, il est suggéré qu'un dieu moins cruel et plus puissant pourrait bien venir un jour. C'est d'ailleurs le sens de l'énigme du sphinx qu'Œdipe détruit non pas en répondant "l'homme", mais en disant qu'il cherche un dieu qui aimerait. Et il a le pressentiment, à la fin de la pièce, de la venue du dieu d'amour inconnu, devant qui s'effaceront les divinités des âges obscurs. Autre point intéressant de la pièce de Ghéon, Œdipe reconnaît que son unique crime a été la malédiction qu'il a portée contre ses fils, mais elle était nécessaire à l'avènement d'un temps nouveau.

A.Gide
            Si, dans son Œdipe (1930), Gide ne peut pas résister à la tentation de donner aux fils d'Œdipe des désirs incestueux pour leurs sœurs, et d'attribuer à son héros un amour « quasi filial et conjugal à la fois » pour Jocaste, le thème principal de la pièce pose la question de la liberté de l'individu face aux contraintes de l'éducation et de la famille : c'est son statut d'enfant trouvé qui a donné à Œdipe la possibilité d'obtenir par lui-même, grâce à sa valeur, un trône qu'autrement il n'aurait acquis que par héritage. Le second thème essentiel est celui du pouvoir du souverain en conflit avec le pouvoir religieux. Vision toute chrétienne, car il n'est question que de Dieu ici avec majuscule et au singulier, et qui tente de résoudre le paradoxe de la destinée et du libre-arbitre. Comment puis-je me repentir de mes fautes, s'il n'était pas en mon pouvoir d'échapper à ma destinée, dit en substance Œdipe à Tirésias à la fin de la pièce.

H. Bauchau
            Plus près de nous, Henri Bauchau avec son Œdipe sur la route (1995), s'attarde sur le cheminement à caractère initiatique d'Œdipe entre son départ en exil et son arrivée à Colone, cheminement qui le fait passer progressivement de l'état de criminel banni à celui de "maître" détenteur de sagesse et de pouvoir créateur (il devient sculpteur et aède) et guérisseur bienfaisant, après un voyage qui fait très clairement référence à l'épreuve du labyrinthe. Cette lecture fait largement appel au rêve, (qui est, on le sait d'une grande importance dans les cures psychanalytiques), et aussi aux forces mystérieuses que certaines personnes peuvent trouver en elles (pouvoir guérisseur par les mains, appel intérieur entendu par "télépathie", etc.) en tout cas elle est loin du complexe, ce qui est d'autant plus intéressant que Bauchau a vécu une psychanalyse et que c'est à l'issue de ce travail qu'il est devenu écrivain.

***

            Je voulais simplement rappeler ici que les pistes ouvertes par le mythe d'Œdipe sont nombreuses, riches et variées et je n'en ai exploré que quelques-unes.
            Dans cette longue et tragique histoire, on peut observer différents thèmes outre le complexe freudien et les relations violentes dans la famille, notamment la question du pouvoir et des difficultés de sa transmission, la question de la transmission de la faute, toute une famille étant concernée et punie par la faute d'un de ses membres.
            Mais nous trouvons d'autres thèmes encore comme la fondation de la ville liée au meurtre d'un animal sacré, la question de l'autochtonie, la métamorphose animale (Penthée pris pour une bête sauvage par sa mère ; Léarchos pris pour un cerf par son père ; Actéon transformé en cerf et déchiqueté par ses chiens) ; la folie meurtrière (Agavé, Ino, Athamas, Œdipe, Etéocle et Polynice), le lien intime entre la ville et ses rois, la question de la liberté humaine et du destin, de la parole divine qui se joue de l'intelligence humaine... et enfin l'épineuse question de l'intimité difficile entre mortels et immortels. C'est une revue sans doute superficielle, mais je pense que le mythe d'Œdipe, dans sa dimension large, méritait d'être évoqué car il a sûrement lui aussi des choses intéressantes à nous dire.

 

Mireille BREMOND
Université d'Aix-Marseille III

 

Bibliographie

Pièces antiques
            -Eschyle, Les sept contre Thèbes
            -Eschyle, Les Euménides
            -Sophocle, Œdipe Roi
            -Sophocle, Œdipe à Colone
            -Sophocle, Antigone
            -Euripide, Les Phéniciennes
            Ces pièces existent dans des collections de poche :
            -Sénèque, Œdipe, Belles Lettres
            -Stace, La Thébaïde, Belles Lettres

Pièces modernes
            -J. Cocteau, La machine infernale, Poche
            -H. Ghéon, Œdipe ou le crépuscule des dieux, Plon, épuisé
            -A. Gide, Œdipe
            -J. Anouilh, Œdipe ou le roi boiteux, La table ronde
            -H. Bauchau, Œdipe sur la route, Babel

Œuvres critiques
            -M. Balmary, L'homme aux statues, Freud ou la faute cachée du père, Grasset
            -S. Freud, Naissance de la psychanalyse, PUF
            -S. Freud, "Le Moi et le Ça", dans Essais de psychanalyse, PBP
            -H. Faimberg, "Le mythe d'Œdipe revisité", dans Transmission de la vie psychique
            entre générations, Dunod
            -J.-P. Vernant, "Œdipe sans complexe", dans Œdipe et ses mythes,
            (en collaboration avec P. Vidal-Naquet), éd. Complexe
            -R. Girard, Le bouc émissaire, Grasset
            -R. Girard, La violence et le sacré, Pluriel

 

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