Site Lettres




Mademoiselle Julie de Strindberg

à l’occasion de la mise en scène de
Didier Long
au théâtre Marigny de Paris

Mademoiselle Julie, écrite en 1888, est une très belle pièce, emblématique de ce tournant du siècle qui, après la flambée romantique, s’ouvre par d’incessantes remises en question aux nouvelles formes d’art et de pensée à l’origine des avant-garde du XX° siècle.

Présentation de l’auteur :

Strindberg 1849-1912 appartient à la même génération de dramaturges que le russe Tchekhov et le norvégien Ibsen. Moins connu que Tchekhov, plus novateur qu’Ibsen, il contribue à fonder la modernité au théâtre.

On connaît Mademoiselle Julie, Père, Créanciers, La danse de mort, pièces souvent jouées en France. On ignore souvent l’énorme production littéraire de Strindberg : pièces historiques, drames à stations ou jeux de rêve pour qualifier des pièces inclassables comme Le chemin de Damas, pièces " de chambre ", mais aussi récits, essais, articles, correspondance passionnante, entre autres avec Zola ou Nietzsche, réflexions sur le théâtre partiellement recueillies dans " Théâtre cruel, théâtre mystique " paru chez Gallimard en 1964.

Strindberg, parcourant l’Europe sans trouver jamais de lieu qui apaise ses angoisses, se révèle au carrefour d’influences aussi décisives que celles de Schopenhauer, Schiller, Kierkegaard, Byron, ou des précurseurs de Freud comme Bernheim .Il s’avère une formidable caisse de résonance de toutes les tendances esthétiques de son temps, notamment dans ses prises de position sur le naturalisme. Il est aussi un peintre étonnant, très lié à Edward Munch. Il se passionne pour la chimie et se rêve alchimiste jusqu’à s’en brûler les mains.

" Ce qu’il me faut, c’est absolument savoir. Et pour cela je vais faire sur ma vie une profonde, une discrète et scientifique enquête. Utilisant toutes les ressources de la nouvelle science psychologique, en mettant à profit la suggestion, la lecture de pensée, la torture mentale, […] je chercherai tout. "

La vie et l’œuvre de Strindberg se placent sous le signe de cette confession. Tous ses écrits témoignent de sa vie et portent la trace de ses crises, de ses combats, de ses révoltes contre une société au conformisme rigide qu’il exècre et qui le décrètera scandaleux. Le moi de l’écrivain fonde l’unité de cette énorme production littéraire, par delà les genres et par delà les diversités formelles.

Né en 1849, dans un milieu petit bourgeois, il perd sa mère à treize ans et souffre du remariage d’un père trop autoritaire. Sa mère, fille d’aubergiste, épousera son père après avoir été sa gouvernante puis sa maîtresse. Ce roman familial est à l’origine du sentiment de déclassement, d’entre deux, qui l’habite toute son existence. Il échoue dans la carrière de comédien où il voulait s’engager, devenant, peut-être par dépit, auteur de théâtre. Ses relations avec les femmes sont terriblement conflictuelles. Marié et divorcé trois fois, il doit travailler beaucoup pour assurer la subsistance des enfants qu’il a de chacun de ses mariages. La misogynie de Strindberg, son antiféminisme bien connu, le diabolisent face à son rival Ibsen qui apparaît depuis Maison de poupée comme un champion du féminisme. Strindberg aime les femmes dans une recherche fusionnelle et de tels élans passionnés qu’il ne peut qu’être déçu. C’est alors que l’ange adoré se transforme à ses yeux en mégère prête à le vider de toute substance. Sa jalousie féroce envers sa première épouse, la baronne Siri Von Essen est à l’origine de ses premiers délires paranoïaques. Toute sa vie Strindberg traverse des crises délirantes qu’il tente de décrire dans des textes autobiographiques, toute sa vie il lutte contre ses fantômes pour extraire, in vivo, de son être, une œuvre noire qui nous dit la détresse de l’homme d’aujourd’hui.

Kafka, les expressionnistes, Adamov dramaturge contemporain revendiquent fortement son héritage. Comment ne pas penser qu’Artaud, qui monta Le Songe au théâtre Alfred Jarry, n’ait pas puisé chez Strindberg le terme même de théâtre de la cruauté ?

 

Quelques pistes pour étudier Mademoiselle Julie en classe:

L’intrigue de Mademoiselle Julie se résume en quelques mots. La nuit de la Saint Jean, Julie, jeune fille de vieille noblesse terrienne, s’abandonne à ses désirs sensuels dans les bras du valet de son père, Jean. Au matin, une fois dissipés les sortilèges de cette nuit d’exaltation, effarée par son acte, elle se tue avec le rasoir que son amant lui met dans les mains. Un autre personnage, Christine, la cuisinière fiancée à Jean, assiste, pleine de réprobation, aux débordements de sa maîtresse

On peut envisager la lecture de l’œuvre intégrale - la pièce est courte- ou d’un extrait, dans le cadre d’un groupement de textes sur maître et valet ou sur la relation amoureuse tragique, au croisement des objets d’étude Théâtre, Texte et Représentation et Mouvement Esthétique et Culturel : le Naturalisme.

On pourra aborder tout ou partie des problématiques évoquées.

1°) Dans Mademoiselle Julie la relation maître-valet s’apparente-t-elle à une guerre des classes ou à une guerre des sexes ou encore à une lutte des cerveaux ?

Jean et Julie sont emblématiques de leur classe sociale, Jean rêve de s’élever ; intelligent, formé au contact de ses maîtres, il représente la classe montante, laborieuse, entreprenante, quand Julie a le sentiment d’être le rejeton d’une fin de race. La distance sociale qui les sépare sous-tend en permanence leurs rapports. (Voir tout particulièrement le passage où ils se racontent leur rêve et où Jean évoque l’épisode de son enfance où il a aperçu depuis un fossé rempli de déjections la petite Julie en robe blanche sur sa terrasse.)

Il est également intéressant d’analyser comment Jean croit un instant s’élever socialement en devenant l’amant de la fille du Comte et retrouve son comportement d’ " esclave "au seul bruit de la sonnette par lequel M le Comte le rappelle à son service.

Tout aussi intéressant de se demander pourquoi Julie se complaît dans la cuisine en compagnie de ses domestiques. Le texte délivre peu à peu tous les indices qui permettent de comprendre les motivations secrètes de ces personnages à facettes multiples.

Dialogue ou match de boxe, chacun à son tour est maître du jeu. Qui l’emportera ? Le plus fort, Jean, parce qu’il est l’homme, parce qu’il appartient à la classe qui monte, parce qu’il est psychiquement supérieur à sa compagne. La guerre des cerveaux va jusqu’au meurtre psychique puis au meurtre réel, Julie sortant se suicider en état quasi-hypnotique.

2°) Entre tragédie et drame ?

Dramaturgie difficile à définir. Psychodrame ? Vaudeville social ? Drame domestique ? La fable est anecdotique, le sujet trivial et cependant une force quasi primitive s’engouffre dans la pièce pour l’élever au rang de tragédie. On peut rechercher tous les éléments épars dans le texte qui amènent Julie au statut d’héroïne tragique et de victime sacrificielle.

Par ailleurs la concentration extrême du drame qui se déroule presque en temps réel et le décor unique renvoient aux règles de composition tragique.

Strindberg lui-même parle de "  tragédie naturaliste. "

3°) Mademoiselle Julie entre naturalisme et symbolisme:

L’ancrage social, la trivialité du dialogue qui a beaucoup choqué ( il est question des règles de Julie et d’une potion abortive pour sa chienne, Jean et Julie s’injurient avec une rare violence) le choix de la cuisine comme lieu de l’action, autant d’éléments qui placent Mademoiselle Julie du côté du naturalisme.

Cependant: l’importance de la lumière et de ses variations, l’omniprésence de la religion, la portée cosmique de cette nuit de la Saint Jean, la purification par l’eau, le meurtre de l’oiseau traversent la pièce comme autant de symboles et lui donnent une dimension qui transcende le quotidien mis en scène. ….

On a longtemps cloisonné l’œuvre dramatique de Strindberg en différentes périodes, la période naturaliste, celle de Mademoiselle Julie, la période symboliste, mystique, le théâtre de chambre…. La critique actuelle tend à montrer qu’en dépit des différences formelles, les éléments symbolistes sont à l’oeuvre dans les drames naturalistes, que toute l’œuvre à venir est déjà contenue dans Mademoiselle Julie.

La réception des œuvres de Strindberg en France illustre bien cette double appartenance puisqu’il sera monté par Antoine, metteur en scène naturaliste, en 1893 et presque simultanément par le Théâtre de l’Oeuvre de Lugné-Poe qui se réclame de l’esthétique symboliste.

Les relations Strindberg-Zola nous éclairent également à ce sujet. On y voit l’insistance de Strindberg à demander son soutien à Zola, le maître incontesté, et les réticences de ce dernier à adhérer pleinement à une dramaturgie dont il sent la force mais à laquelle il reproche le manque d’une certaine épaisseur naturaliste, notamment l’absence d’une carte d’identité circonstanciée des personnages.

Dans le cadre de texte et représentation, on pourra envisager des recherches sur le théâtre naturaliste en France, à partir bien sûr du texte de Zola, Le Naturalisme au Théâtre, mais aussi à partir de textes d’Antoine, cf bibliographie.

Si Strindberg lui-même n’adhéra jamais aux thèses scientistes du naturalisme et employa pour parler de son oeuvre le terme de " supranaturaliste ", c’est qu’il refusa avant tout le statut d’expérimentateur, de greffier, de savant que Zola revendiquait pour l’auteur naturaliste. C’est que dans les personnages de Jean, de Julie et de tant d’autres, c’est Strindberg qui se glisse et parle de lui.

4°) Mademoiselle Julie et la dramaturgie du moi:

Kafka (dans Conversations avec Kafka de Gustav Janouch ) écrit : " Là où le théâtre devient le plus fort, c’est quand il rend réelles des choses irréelles. Le plateau devient alors un périscope de l’âme, il éclaire la réalité par l’intérieur "

On peut dans le cadre d’un travail sur l’autobiographie se référer aux récits de Strindberg qui sont le plus souvent des autobiographies à la troisième personne, et les rapprocher de la pièce. Le héros des textes autobiographiques s’appelle Jean. De là à conclure que le Jean de Mademoiselle Julie c’est Srindberg ! D’autres éléments, notamment le rapport à la mère, amènent à penser que Strindberg est tout autant Julie.

Plus intéressant que ces aspects biographiques à proprement parler, c’est la manière dont l’écriture dramatique est modelée par ce que Sarrazac appelle la dramaturgie du moi, qui se révèle particulièrement novatrice.

5°) La nouveauté de l’écriture dramaturgique, les personnages, le dialogue:

Il faut se reporter à la Préface de Mademoiselle Julie. Strindberg y donne toutes les clefs concernant ses personnages qui ne sont plus des caractères, mais " des conglomérats de civilisations passées et actuelles, de bouts de livres […] de morceaux d’hommes,[…] tout comme l’âme elle –même est un assemblage de pièces de toutes sortes. ";

En ce qui concerne le dialogue, j’ai quelque peu enfreint les traditions […] j’ai laissé les cerveaux travailler d’une façon irrégulière comme ils le font vraiment dans la conversation.. "…

6°) Mademoiselle Julie, aspects de la représentation:

On peut étudier dans Mademoiselle Julie des éléments non verbaux et néanmoins fondamentaux dans l’action, comme les objets, notamment les bottes du comte, ou les sons, comme la chanson des paysans qui précipite Julie dans les bras de Jean et surtout la sonnette du comte.

On doit s’arrêter sur les didascalies, en particulier les didascalies initiales qui plantent le décor pour mesurer là encore ce que Strindberg doit au naturalisme et comment il s’en détache. A mettre en relation avec la préface où Strindberg explicite ses choix en matière de décor. A mettre en relation aussi avec tout l’effervescence de l’époque autour de la notion naissante de mise en scène. cf bibliographie.

Il existe une mise en scène de Mademoiselle Julie par A Voutsinas, avec Fanny Ardent et Niels Arestrup qui a été retransmise à la télévision.

Il existe un film de Mike Figgis (2000) en DVD et VHS. Adaptation de bonne qualité de la pièce. On peut s’interroger sur ce que le cinéma permet et que le théâtre ne permet pas, en particulier au niveau des décors susceptibles de suggérer un environnement géographique et humain. Le cinéma réalise peut-être les vœux de Zola quand il affirmait que le décor au théâtre remplace la description dans le roman.

Bibliographie

L’ensemble de son théâtre a été récemment publié à l’Arche.

Mademoiselle Julie : deux éditions utilisables en classe : à l’Arche en volume séparé dans une traduction de Boris Vian qui comporte la préface de Strindberg et à L’avant Scène (N° 986 15 Mars 1996) dans une traduction d’Elena Balzamo qui a l’intérêt de présenter des photos de la mise en scène et des commentaires de Jacques Kraemer. Jacques Kraemer a monté Mademoiselle Julie en 1995 au CDN de Chartres.

Les récits autobiographiques " Dans la chambre rouge " ( "  Le Fils de la servante ", 1886; " Fermentation ", 1886; " l'Écrivain, " 1909), et " Le Plaidoyer d'un fou " (1892) écrit directement en français.

Sur Strindberg

  • Michaël Meyer - Biographie de Strindberg, Gallimard
  • Adamov - Strindberg, L’Arche
  • Jaspers - Strindberg et Van Gogh, Editions de minuit

Sur le théâtre de Strindberg

  • Maurice Gravier - Strindberg et le théâtre moderne, Bibliothèque de la société des études germaniques, Paris 1949
  • Sarrazac - L’Avenir du drame, l’Ere théâtrale
  • Sarrazac - Théâtres intimes, Actes Sud papiers 1989
  • Pascale Roger - La cruauté dans Le théâtre de Strindberg, L’Hamattan

Sur le théâtre fin XIX° début XX°

  • Antoine et l’invention de la mise en scène. Textes regroupés par J P Sarrazac. Actes Sud
  • Théâtre aujourd’hui, N° 10 , L’Ere de la mise en scène . SCEREN CNDP


Anne-Marie BONNABEL, Lycée Thiers, Marseille