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Littérature Terminale L: Sujets



Ces deux sujets accompagnés de leur corrigé ont été conçus par Madame Florence Charravin-Bras, agrégée Lettres Modernes au Lycée Aubanel à Avignon

Deux questions avec correction détaillée:
Diderot Jacques le fataliste et son maître.

1 - Montrer que le voyage de Jacques et son maître est une errance. Quel intérêt cela présente-t-il pour le roman ? (8 points)

1 - Le voyage de Jacques et son maître est une errance

  • Vagabondage des personnages : le voyage n’a pas de direction

Incipit " D’où venaient-ils ?" " Où allaient-ils ? " (folio p 35)

  • Le narrateur ignore le destin de ses personnages qui chevauchent eux-mêmes sans connaître leur but. L’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf : " Ces messieurs vont loin ? Nous n’en savons rien " (p 134)
  • Le but du maître apparaît à la fin du récit : mettre en apprentissage l’enfant d’Agathe dont il est le prétendument le père. Or cet objectif est anecdotique et dérisoire.

Jacques le fataliste est inspiré des romans picaresques qui parodient les romans de chevalerie : Diderot prend explicitement pour modèle Don Quichotte de Cervantès. (p 99)

L’aventure chevaleresque de l’errance et de la quête spirituelle se transforme en vagabondage bavard pendant lequel Jacques distrait son maître.

2 – L’intérêt de l’errance du voyage

Le thème du voyage symbolique du parcours de l’existence est un lieu commun. Pourquoi en faire une errance ?

  • Imitation du hasard de l’existence, vérité romanesque conforme aux choix esthétiques de Diderot.
  • Le hasard du voyage illustre le fatalisme de Jacques : " Tout a été écrit à la fois. C’est comme un grand rouleau qui se déploie petit à petit…" (p 41) Dans ce cas il n’y a pas de liberté mais un destin qui fait de Jacques l’époux de Denise à la suite d’un enchaînement fantasque de causes et d’effets. Réflexion philosophique et mise à distance comique.
  • Le vagabondage assure la diversité de la narration : variété des lieux et des rencontres, péripéties, vivacité des dialogues et rapidité de l’enchaînement des récits. Le pouvoir du narrateur s’affirme : interruptions et entrelacement des histoires.
  • Virtuosité de l’auteur : un cadre souple pour une liberté de création et de pensée.

3 – L’errance de la lecture

Le voyage errant entraîne le lecteur à sa suite : les repères spatio-temporels sont évasifs, il n’y a pas de certitude à propos de la durée du voyage évaluée à une quinzaine de jours, pas de repères en ce qui concerne les lieux. Le château allégorique est l’occasion d’exprimer un refus de localiser le récit. " - Où ? – Où ? Lecteur vous êtes d’une curiosité bien incommode ! Et que diable cela vous fait-il ? " (p 56).

La lecture devenue elle-même une errance, quel est le sens du roman ? Le récit déconstruit désoriente le lecteur qui ne sait où il va, ni parfois où il se trouve dans le dédale des niveaux de la narration. La signification de l’œuvre s’enrichit-elle de cette complexité ?

La lecture incertaine quant au but du récit rend le lecteur actif car il a sa place dans le roman, mais en dépit de déclarations courtoises : " vous voyez, lecteur, combien je suis obligeant "

(p 97), il doit s’attendre aux surprises de la route et du livre. Le vagabondage du voyage et du récit laisse la liberté de l’interprétation de l’œuvre au lecteur, mais surtout il communique la gaieté énergique de Diderot par sa fantaisie imaginative.

 

2 - D’après Béatrice Didier, Jacques le fataliste est un roman " tout bruissant de paroles ". Quel rôle joue la conversation dans ce roman ? (12 points)

1 - " Un roman tout bruissant de paroles "

  • Polyphonie narrative : un roman à plusieurs narrateurs, dont le narrateur qui régit l’histoire de Jacques et son maître, Jacques, l’hôtesse du Grand-Cerf, le marquis des Arcis, le maître.
  • Un seul narrateur fait entendre plusieurs voix lorsqu’il rapporte des paroles entendues. Par exemple, pour illustrer le caractère militaire de son capitaine, Jacques évoque la conduite du généreux M. Le Pelletier. Jacques donne à cette occasion la parole à " une espèce d’orateur, le barbier de la rue " interpellé par des voix dans la foule : " racontez-nous comment la chose s’est passée " (p 90). L’orateur fait à son tour dialoguer les protagonistes M. le Pelletier et M. Aubertot, ce dernier qui est un client du coiffeur a probablement raconté l’histoire chez le barbier avant que l’anecdote ne se répande dans toute la ville d’Orléans. Il y a une polyphonie énonciative, la parole est distribuée et amplifiée, jusqu’à devenir anonyme et confuse.

Dès l’incipit, le roman est constitué d’un relais de paroles qui imite le réel. La communication orale est restituée par la présentation théâtralisée du dialogue. De plus l’oralité du texte donne l’impression d’une œuvre en train de se faire " Ils sont entrés dans la ville […] je me le rappelle à l’instant " (p 62)

2 -La conversation : un art de vivre en société et un art du roman

  • L’art de la conversation est hérité du XVIIème siècle, c’est un art de vivre en société et un plaisir. Lieux de rencontre et d’échanges d’idées : les salons, les cafés.


  • La conversation est un plaisir : plaisir de partager des opinions mais aussi de raconter et d’écouter des histoires. Ainsi,le plaisir de parler crée une rivalité entre Jacques et l’hôtesse. Selon le maître qui s’ennuie lorsque son valet se tait, Jacques " le  jaseur " est un " maudit bavard ". Mais il demande l’histoire des amours de Jacques car les contes, dit-il, " m’instruisent et m’amusent. Un bon conteur est un homme rare. " (p 197). En effet, Jacques ou l’hôtesse ont la qualité de bon conteur : ils divertissent par la vivacité de leur verbe, leur esprit et leur sens de la répartie. Les récits qui prennent place dans les conversations instruisent sur la nature humaine : générosité ou méchanceté, pardon ou vengeance (Le Pelletier, Mme de La Pommeraye). Le lecteur, dont la curiosité est celle du maître, a connaissance d’une variété de personnages qui surgissent par la parole et composent un échantillon d’humanité tel l’incroyable Gousse.


  • La conversation ne se limite pas à la narration, elle prend aussi la forme du dialogue argumentatif entre Jacques et son maître à propos de sujets philosophiques ou religieux dans un registre comique et burlesque " nos deux théologiens disputaient sans s’entendre " (p 41). Le dialogue entre le narrateur et le lecteur permet à Diderot d’exposer ses choix esthétiques dans le domaine du romanesque. Les interruptions du récit pour converser avec le lecteur ouvrent un débat littéraire : le roman doit dire le vrai (p 71, p 278). La critique littéraire se poursuit à l’auberge du Grand-Cerf, le maître déclare à l’hôtesse " vous narrez assez bien, mais vous n’êtes pas encore assez profonde dans l’art dramatique " (p196).
  • Les fonctions de la conversation :
    • Elle assure la dynamique du récit : enchaînement narratif, vivacité de la parole et vérité des personnages (Jaques déteste les ennuyeux portraits " un mot, un geste " suffisent pour situer l’homme p 301) Le déroulement décousu de la conversation forme une unité d’ensemble, ce paradoxe est dans la manière Diderot qui rend compte par ce moyen de la nature du vivant. La conversation introduirait ainsi le vrai dans le roman.
    • La conversation permet un échange à plusieurs niveaux à l’intérieur du roman, et cette circulation se poursuit avec le public des lecteurs. Rappelons que Jacques le fataliste est publié dans la Correspondance littéraire qui met en relation les cours d’Europe dans une conversation à distance. Le dispositif de la conversation autorise une liberté dans l’échange : dialogue direct, circulation des idées et mise en scène du lien social qui fait l’objet d’une réflexion philosophique. (Nous ne sommes hommes, et ne tenons les uns aux autres que par la parole. Montaigne, Essais, I, ch. IX.)
    • Sur le plan esthétique, la conversation brouille les limites du genre romanesque en empruntant au théâtre et ouvre des voies à la création littéraire du XXéme siècle (par ex la polyphonie narrative dans le Nouveau Roman, disparition du récit).

Conclusion : la conversation est un thème qui s’inscrit dans la réflexion concernant l’invention romanesque et le débat d’idées (voir B.O.) car la conversation est le moyen de l’échange des idées ainsi que la mise en forme et la matière du roman.

 

Deux questions avec pistes de réflexion pour la correction:
Les Contes de Perrault illustrés par G. Doré

A - La forêt est un lieu des Contes de Perrault. Vous vous interrogerez sur sa fonction dans le récit et sur sa représentation dans les illustrations de Doré. (8 points)

Distinguer les époques Perrault / Doré et les codes esthétiques correspondants.

Distinguer les modes d’expression :

  • le récit s’inscrit dans le temps, la durée
  • l’image s’inscrit dans l’espace

Cette distinction est établie par G. E. Lessing au XVIIIème siècle. Je m’appuie sur l’ouvrage de Philippe Kaenel Le métier d’illustrateur 1830-1880, éd DROZ, 2005, p 15 :

"  On ne soulignera jamais assez l’importance historique du discours formaliste de Lessing qui établit les fameux couples opposants poésie et arts visuels : à l’une appartient la maîtrise du temps, des actions, de la succession, de l’invisible à travers les signes arbitraires du langage, tandis qu’aux autres reviennent l’expression de l’espace, des corps, de la simultanéité, du visible à travers les signes naturels. […] L’espace conviendrait mieux à la représentation picturale, et le temps à la représentation linguistique. "

V. Propp, folkloriste et formaliste russe, La morphologie du conte (1928). Le conte décrit le trajet du héros dans un espace fictif où se déroulent les phases successives d’un rituel d’initiation : étapes du " schéma narratif ".

Perrault :

La forêt a une fonction narrative : lieu de passage du héros, elle est hostile ou accueillante. Elle fait surgir des dangers : bêtes sauvages, égarement dans les chemins, c’est un lieu de rencontre merveilleuse et de mise à l’épreuve.

La sortie de la forêt symbolise l’intégration dans la société.

Doré :

Les moyens d’expression de la gravure, image descriptive et interprétative. Représentation détaillée du lieu par l’image en l’absence de précision du texte des Contes. La gravure signifie le rapport entre le héros et la forêt par le cadrage, le plan et le contraste entre l’ombre et la lumière, il en ressort un sentiment d’inquiétude (Le Petit Poucet) ou de rêverie (La Belle au bois dormant, Peau d’Ane).

L’illustration fait écho au texte : l’angoisse ou l’étrangeté qui se dégage des images renforce le caractère initiatique de l’épreuve de la forêt.

 

B - Le verbe " illustrer " signifie " orner ou décorer un ouvrage avec des images " mais aussi " rendre plus clair, mettre en lumière ".

Ces définitions vous paraissent-elles convenir aux gravures de Gustave Doré qui illustrent les Contes de Perrault ? (12 points)

1 – " illustrer " signifie " orner ou décorer un ouvrage avec des images "

L’éditeur Hetzel confie à Doré l’illustration des Contes de Perrault. Quarante gravures de grand format embellissent le livre, c’est ouvrage luxueux. Mais les illustrations de Doré ne sont pas seulement ornementales : la beauté du dessin repose également sur une lecture sensible et une interprétation personnelle des contes. Ceci peut introduire la double question des choix de l’illustrateur et de la reconnaissance artistique à part entière de l’œuvre gravée.

2 - " illustrer " signifie " rendre plus clair, mettre en lumière ".

La polysémie de la formule permet un développement concernant le rapport entre le texte et l’image (fidélité de l’illustration littérale ou infidélité de l’illustration interprétative, choix des scènes) et l’effet produit sur le lecteur.