Inconnu à cette adresse de Kressmann Taylor


par Bernard Busser, inspecteur pédagogique régional de Lettres (avril 2001)



Inconnu à cette adresse - Kressmann Taylor

Inconnu à cette adresse de Kressmann Taylor (Ed. Autrement, 1999) a connu un succès de librairie exceptionnel en 2000 ;
cette nouvelle par lettres de soixante pages raconte comment l'amitié de deux hommes est bouleversée par la montée du nazisme en Allemagne et se mue en piège mortel. Elle est traduite de l'américain et peut être une excellente base pour une lecture d'oeuvre intégrale, un TPE, des travaux croisés...
Quelle utilisation peut-on en faire, quelle séquence peut-on proposer ?



         Tout au long de l'année 2000, sans battage médiatique, uniquement porté par le bouche-à-oreille, un petit livre de soixante pages est resté dans les quarante meilleures ventes des librairies et rayons livres des supermarchés : on offre Inconnu à cette adresse, d'un auteur presque inconnu, Kressmann Taylor, à ses amis, on le fait lire à ses proches et à ses enfants, on sourit de connivence à qui nous dit : Tu devrais lire un truc formidable… « Avez-vous lu Kressmann Taylor ? » remplace dans les dîners et les cocktails le naguère trop célèbre : « Aimez-vous Brahms ? » N'était le handicap d'être une œuvre traduite de l'américain, la nouvelle serait sans doute dans bon nombre de classes !

          Il a donc paru légitime d'interroger un tel succès : le public ne se trompe pas quand il porte intérêt aussi longtemps à un ouvrage ; il y a là quelque chose à voir, soit sur l'œuvre elle-même - est-ce vraiment un chef-d'œuvre méconnu ? -, soit sur le goût du moment et les aspirations et attentes des lecteurs de l'an 2000… nous avons choisi d'aborder ces questions selon une triple approche :

          D'abord interroger le succès d'une œuvre très brève en volume, en temps de lecture et en coût d'achat ; l'explication par la seule paresse du lecteur d'aujourd'hui ne suffit pas ; il faut voir pourquoi plaît une vraie nouvelle au moment où paraissent tant de faux romans.

          Ensuite interroger l'esthétique de la litote qui préside à Inconnu à cette adresse ; au moment précis où le baroque revient en force dans tous les domaines de l'art - même les modèles s'arrondissent à la couverture des magazines ! -, pourquoi le succès d'un ouvrage qui refuse non seulement l'enflure et l'hyperbole mais offre une ouverture juste sur le tragique dans un monde devenu mou.

          Enfin analyser l'ambivalence radicale de ce texte : car rien n'y est simple, malgré les apparences. Et par là nous rejoignons la relecture la plus actuelle des faits de la seconde guerre mondiale, au moment où par exem-ple la SNCF s'interroge sur sa participation de fait aux convois de déportés, où une biographie télévisuelle de François Mitterrand va au plus près de ses activités à Vichy et où Israël se comporte en état oppresseur…

          Avant d'entrer dans le détail des points annoncés, quelques précisions et le dévoilement d'une supercherie. Inconnu à cette adresse est paru en 1938 et a connu un succès immédiat et considérable, succès en tout point semblable mutatis mutandis à celui d'aujourd'hui : tirage épuisé en huit jours, ronéotypies pour les amis, "résumé" (on se demande comment ! ! !) dans le Readers Digest… 1938, c'est l'année de l'Anschluss, l'année des accords de Munich, l'année donc de toutes les ambiguïtés et donc de toutes les questions. Cela peut expliquer le succès aux Etats-Unis. Sans compter l'émotion que ne manque pas de susciter la divine surprise que constitue l'apparition d'un chef-d'œuvre à la génération quasi spontanée : L'auteur de ce livre, dit la postface, Kressmann Taylor, est une femme, une épouse, une mère de trois enfants. Entre 1926 et 1928, elle fut correctrice -rédactrice dans la publicité. Depuis, à part quelques satires en vers [ ! ! !], écrites à l'occasion pour certains périodiques, elle ne se considérait nullement comme un écrivain mais comme une "femme au foyer". Pleure d'émotion, ô lecteur ! Tout cela est évidemment un mensonge : l'auteur est romancière et universitaire et son mari a très sciemment organisé autour de l'ouvrage une superbe opération de ce qui ne s'appelle pas encore du marketing ; je n'ai pas pu mettre la main sur l'article de Libération qui rétablit la vérité, je n'ai pu trouver que sa recension dans Paris-Match du 6 avril 2000 (merci à la salle d'attente de mon dentiste !) ; on y lit : Le mari de Kressmann-Taylor, un publicitaire californien qui gère la carrière de sa femme, ne révèle qu'elle en est l'auteur qu'après le succès de l'ouvrage. Il fait croire que la romancière à plein temps est une mère au foyer ! En réalité elle a tra-vaillé pour les services secrets américains pendant la guerre et a terminé sa vie professionnelle dans une université.

 

UNE VRAIE NOUVELLE

          La nouvelle est traditionnellement définie comme une forme narrative brève (novella, kurz Geschichte, short story) avec un seul fil narratif, une histoire et une histoire une, quelque chose de linéaire. C'est bien le cas de Inconnu à cette adresse : un temps bref, les événements relatés s'inscrivent entre le 12 novembre 1932 et le 3 février 1934, soit dans un laps de temps d'à peine quinze mois et demi, une forme courte, 19 lettres dont un "cablogramme", la dernière lettre faisant l'aller-retour et aucune ne dépassant quatre pages, trois personnages seulement : Max Eisenstein, le juif célibataire de San Francisco, Martin Schulse, son ami et associé marié et père de famille à Munich et Griselle Eisenstein, la jeune sœur comédienne de Max. Autour d'eux quelques ombres, à peine esquissées : Elsa, la grosse épouse de Martin, "les garçons", au nombre indéterminé ; au moment de l'achat des "trois poneys" on apprend que cela "ne concerne pas le petit Karl et Wolfgang". On ne connaît un peu que Heinrich qui sera inscrit aux Jeunesses hitlériennes et le petit dernier qui naît pendant le récit, Adolf ; soit peut-être six au total, mais ce n'est pas sûr. Dernière ombre un peu précise, le baron von Freische ; le tout se déroule évidemment sur la toile de fond que dessine l'ascension du nazisme, les exactions des S.A. et la constitution du mythe hitlérien et du pouvoir absolu du Führer. L'intrigue elle-même peut se résumer de façon très courte : la montée du nazisme détruit l'amitié de deux hommes et provoque leur affrontement meurtrier.

          La particularité essentielle de notre nouvelle réside dans sa forme de nouvelle par lettres ; une telle forme est peu courante, pour la nouvelle comme pour le roman, même si quelques romans parmi les plus célèbres de l'histoire littéraire l'ont adoptée : les Liaisons dangereuses, la Nouvelle Héloïse ou Werther. Ce choix se justifie ici par la situation décrite : Max reste à San Francisco, Martin repart à Munich ; l'échange de lettres va de soi, il n'en est pas moins mis en œuvre avec une remarquable efficacité.

          Il y a en tout dix-neuf lettres autour du pivot que constitue la lettre 12, celle qui rapporte la mort de Griselle : huit lettres strictement alternatives installent la situation et la dérive progressive qui sépare les deux amis ; quatre circulent entre la galerie californienne et le Schloss Rantzenburg, résidence de Martin, les quatre suivantes entre la galerie et la banque de Martin, la septième étant en outre confiée à un porteur : Martin a demandé que Max de plus lui écrire chez lui. Suivent trois lettres où Max appelle Martin à l'aide pour Griselle ; la lettre 12 inverse la mécanique de l'intrigue et enclenche comme un effet de boomerang dans les faits par l'effet de miroir dans le texte : un "cablogramme" et trois nouvelles lettres de Max avant l'ultime lettre de Martin aux abois, lettre qui croise la lettre 18 de Max ; la dernière, la lettre 19, est celle qui fait la navette et revient à Max avec la mention qui donne le titre, Inconnu à cette adresse, bordereau de l'objectif atteint. Cette mécanique est parfaite : Max referme sur Martin le piège du nazisme en le subvertissant, puisqu'il fait dévorer par le nazisme l'un de ses adeptes ; cette mécanique est si parfaite qu'elle peut en rester invisible pour le lecteur : tout au plus celui-ci est-il intrigué par les messages mystérieux sur les brosses destinées aux jeunes peintres…

          Dernier trait propre à la nouvelle : une chute brève, économe de ses moyens : juste un tampon postal indiquant que la lettre n'a plus trouvé son destinataire, Adressat unbekannt (et non Adressant, comme le propose l'édition française courante, et qui désigne l'expéditeur…). On peut noter au passage que la Poste d'aujourd'hui serait encore plus cruelle, qui indique seulement NPAI (pour n'habite pas ou plus à l'adresse indiquée). Cette chute est préparée très fortement par la lettre 10, la seconde supplique de Max qui dit clairement les choses et lance l'écho à venir : Ma seconde lettre [à Griselle] m'a été retournée, non ouverte, avec la mention Inconnu à cette adresse, ce que Max traduit parfaitement lui-même en disant : On sait ce qui s'est passé, mais vous, vous n'en saurez rien…

          L'intrigue fonctionne à plein effet, et d'autant mieux que l'auteur s'abstient de toute explication : il laisse le lecteur comprendre en lui faisant confiance, il lui en dit le minimum.

 

UNE ESTHETIQUE DE LA LITOTE

          La litote est cet artifice de style qui consiste à en dire moins pour faire sentir plus (figure que les médias contemporains appellent obstinément et à tort l'euphémisme, qui est une litote particulière). L'intérêt de la litote est qu'elle rend le lecteur plus actif en multipliant les vides à combler : il est ainsi davantage "pris" par ce qu'il lit et il est probable que le succès de Inconnu à cette adresse tient aussi à ce choix. Là encore la cohérence générale de l'œuvre est parfaite : ces lettres transatlantiques se devaient d'être brèves et de faire court…

          L'exemple le plus net de cette esthétique de la litote apparaît dans le traitement du personnage de Griselle. Elle constitue le personnage central puisque toute l'intrigue tourne autour d'elle mais elle est au second plan : Max et Martin parlent d'elle et nous ne la connaissons qu'à travers leurs yeux. Nous lisons leurs lettres alors que celles de Griselle sont simplement mentionnées : J'ai reçu hier une charmante lettre de Griselle (lettre 1) et J'ai écrit à Griselle dès que j'ai su qu'elle était à Berlin et elle m'a répondu par un mot très bref (lettre 10). Avant la lettre 12, qui raconte sa mort et sur laquelle il faudra revenir en détail, voyons l'apparition des quelques traits, minimaux, qui dessinent le personnage. Dans la lettre 1, Max nous dit : J'ai reçu hier une charmante lettre de Griselle. Elle me dit qu'il s'en faut de peu pour que je devienne fier de ma petite sœur. Elle a le rôle principal dans une nouvelle pièce qu'on joue à Vienne et les critiques sont excellentes ; les années décourageantes qu'elle a passées avec de petites compagnies commencent à porter leurs fruits. Pauvre enfant, ça n'a pas été facile pour elle mais elle ne s'est jamais plainte. Elle a du cran, en plus de la beauté et, je l'espère, du talent. Elle me de-mande de tes nouvelles, Martin, avec beaucoup d'amitié. Plus d'amertume de ce côté-là.

          Cette première évocation lance trois fils : Griselle est une jeune comédienne qui vient de percer après des années de ce qu'on appellerait aujourd'hui la galère ; en regard à l'affection presque paternelle de Max - charmante lettre, cette enfant - l'image d'une jeune femme juive, belle et forte, tout à fait dans un stéréotype attendu ; on soupçonne enfin qu'il y a eu "quelque chose", comme on dit, une liaison entre Martin et elle…

          Reprenons ces trois fils au courant des lettres suivantes ; d'abord la carrière théâtrale : Remarquée à Vienne où elle perce, elle triomphe jusqu'à la fin juin ce qui lui vaut l'offre d'un rôle superbe à Berlin (lettre 5). La lettre 9 précise : Griselle est partie pour Berlin. Elle est trop audacieuse. Mais elle a si longtemps attendu son succès qu'elle n'est pas prête à y renoncer, et elle rit de mes craintes. Elle joue au Théâtre Koenig.

          Pour ce qui est de son caractère et de son statut de victime et de provocatrice qui l'apparente à la belle Judith de la Bible, voici son portait par Martin dans la lettre 2 : Tu me parles de Griselle. Cet amour de fille a bien gagné son succès […] Ses yeux noirs reflètent une âme grave, mais aussi quelque chose de dur comme l'acier et de très audacieux. C'est une femme qui ne fait rien, ni ne donne rien à la légère. Ces traits de caractère se manifestent très nettement dans l'incident raciste qui détermine sa fuite de Berlin ; elle avait commencé par éluder, en petite partie, sa judéité : Bien entendu son nom de scène n'a pas une consonance juive (de toute façon il était exclu qu'elle monte sur les planches avec un nom comme Eisenstein) ; mais, pseudonyme ou non, tout, chez elle, trahit ses origines : ses traits, ses gestes, la passion qui vibre dans sa voix (lettre 11). Voici l'incident : Elle a joué une semaine dans la pièce berlinoise. Puis le public, apprenant qu'elle était juive, l'a conspuée. Cette magnifique et téméraire enfant est malheureusement têtue comme un âne. Elle leur a renvoyé le mot "juive" à la figure en leur disant qu'elle était fière de l'être (lettre 11).

          Pour la liaison enfin, c'est Martin qui la révèle dans la lettre 2, où il s'emberlificote, amant lamentable de cette aventure orageuse : Mais que pouvais-je faire ? Il y avait Elsa, et mes fils encore petits. Toute autre décision eût été inopportune. Pourtant je garde pour Griselle une tendresse qui survivra à son probable mariage - ou à sa liaison - avec un homme autrement plus jeune que moi. Martin accumule ici déjà le capital d'antipathie qui empêchera le lecteur de le plaindre quand il disparaîtra dans l'anonymat… Et cela d'autant plus que Max fait solennellement appel à lui dans la lettre 10, la seconde des trois suppliques : Martin, dois-je te demander de la trouver, de la secourir ? Tu as connu sa grâce, son charme, sa beauté. Elle t'a donné ce qu'elle n'a donné à aucun autre homme : son amour.

          On voit bien l'économie de moyens pour camper Griselle : quelques touches précises sur un fond mythique, des détails précis (Vienne, le théâtre Koenig à Berlin, l'incident…) sur le profil de Judith de Bétulie. On peut en dire autant du profil, qui se creuse, de Martin. Ces deux-la sont traités à l'eau-forte dans la terrible lettre 12, clé de l'intrigue. Il suffit de la relire ; je la cite en enlevant simplement quelques détails que Martin donne pour se justifier :

Cher Max,
Heil Hitler ! Je regrette d'avoir de mauvaises nouvelles à t'apprendre. Ta sœur est morte. Malheureusement pour elle, elle s'est montrée stupide. Il y a quinze jours, elle est arrivée ici, avec une horde de S.A. […] pratiquement sur ses talons.[…]
Par chance, c'est moi qui ai ouvert la porte. Tout d'abord j'ai cru voir une vieille femme, puis j'ai vu son visage - et j'ai vu aussi les S.A. qui passaient déjà devant les grilles du parc. […]
Bien sûr, en tant que patriote, mon devoir m'apparaissait clairement. Elle avait montré sur scène son corps impur à de jeunes Allemands : je devais la retenir et la remettre sur le champ aux S.A.
Je ne l'ai pas fait. Je lui ai dit : « Tu vas tous nous faire prendre. Cours vite te réfugier de l'autre côté du parc. » Elle m'a regardé dans les yeux, elle a souri, elle m'a dit : « la dernière chose que je souhaite, Martin, c'est te nuire », elle a pris sa décision (elle a toujours été une fille courageuse).
Elle devait être épuisée, elle n'a pas couru assez vite et les S.A. l'ont repérée. Je suis rentré, impuissant ; quelques minutes plus tard, les cris se sont tus. Le lendemain matin, j'ai fait transporter son corps au village pour l'enterrer.

          La sobriété et l'efficacité de ce récit sont admirables : nous sommes dans l'esthétique classique, celle de la litote. Mais cela va plus loin : ce qui est en jeu dans cette scène, avec le déferlement incontrôlable de la violence barbare et raciste, incarnée dans la horde criarde des chemises brunes, c'est le destin qui écrase l'homme. En face, une autre "noiraude", comme dit Anouilh, nouvelle Antigone. Devant le destin qui frappe, l'homme debout : c'est l'équation de la tragédie.

          On ne peut plus comme Racine écrire de tragédies, il y faudrait l'alexandrin, définitivement coulé par Hugo, tout le décor social et culturel du XVIIe siècle français. Mais il faut reconnaître que la nouvelle par lettre qui nous occupe offre un cadre presque idéal à une forme moderne du tragique ; le frisson qui saisit le lecteur dans la lettre 12 n'est-il pas exactement ce frisson de terreur et de pitié que décrit Aristote et qui forme le cœur du tragique ?

 

UN QUESTIONNEMENT SUR L'AMBIVALENCE

          Il y néanmoins dans Inconnu à cette adresse quelque chose de résolument moderne, précisément daté du XXe siècle : c'est l'ambiguïté radicale, pour ainsi dire essentielle, qui y règne.

          La nouvelle paraît en 1938, même si les événements relatés nous reportent en 33-34 ; nous avons déjà rappelé combien cette année est emblématique de l'ambiguïté, avec l'Anschluss présenté comme amical, Munich vécu comme un soulagement et un pas vers la paix. Deux ans après sortira le Dictateur de Chaplin… Dans Inconnu à cette adresse surgit une tout autre ambivalence parce que nous avons affaire à un juif qui souffre et qui se venge.

          A partir de la lettre 12, toutes les lettres, sauf la lettre 17 qui est le dernier cri de Martin, constituent une entreprise systématique de destruction de Martin par Max. Elles sont obscures, bizarres - il y a par exemple un Giotto de 1x317 ! - comme peut l'être un message codé dont le chiffre nous est inconnu. C'est bien ainsi que les nazis prennent la chose. Dans la lettre 17 Martin écrit : On m'a convoqué : ils m'ont sommé de m'expliquer ; ils exigent que je leur donne le code. Quel code ?

          Comment fonctionne en effet le piège où Max, à distance, prend Martin ? Il joue sur deux cordes sensibles de toute dictature, l'espionite et l'art officiel. Une dictature, toute dictature, a besoin d'un ennemi fort, ou au moins présenté comme tel, pour pouvoir faire jouer à plein les réflexes sécuritaires et justifier la terreur policière. On connaît les slogans comme les murs ont des oreilles et, dans le domaine littéraire, la guerre permanente dans 1984 d'Orwell ; tout ce qu'on ne comprend pas devient message secret. L'astuce ici est de combiner cette crainte avec le jeu sur l'opposition de l'art officiel et de "l'art dégénéré", puisque c'est ainsi que les nazis désignaient l'art moderne qu'ils ne contrôlaient pas. C'est sans doute cette question de l'art qui suggère à Kressmann Taylor l'idée de la galerie de San Francisco. L'art est en effet un maillon faible dans une société : il n'existe pas sans le mécénat, qu'il soit d'état, des riches ou de l'opinion, par le succès. On peut donc être tenté de le manipuler en lui coupant les vivres et en choisissant les bénéficiaires des largesses autorisées.

          Les nazis ne s'en sont pas privés : d'une part ils ont chassé les artistes juifs comme Dix, Klee, Beckmann, Baumeister, Ernst, Kokoschka ou Nolde, ils ont fermé le Bauhaus le 20 juillet 1933 et indiqué à la vindicte "populaire" les œuvres "dégénérées" ; d'autre part ils ont promu un art officiel destiné à "sauver l'âme allemande" dont les tenants ont aujourd'hui sombré dans l'oubli à l'exception du seul Arno Brecker. A propos du Jugement de Pâris d'un certain Ivo Saliger, on a ainsi pu observer (L'Aventure de l'art au XXe siècle, p. 405, pour l'année 1942) : L'art du IIIe Reich abonde en nus féminins. Procréatrices désignées ou femmes-plaisir devant le regard soupesant d'un Pâris nazi, elles sont aryennes du cheveu au mamelon et symbolisent le nouveau culte de la beauté et de la pureté raciale, dogme central du national-socialisme. La platitude des compositions n'a d'égal que l'uniformité et la répétition de leur académisme hérité de l'art du XIXe siècle. Aussi les dons des artistes officiels résident-ils davantage dans leur fidélité à la ligne idéologique fixée par Hitler que dans leur invention esthétique. Le nouvel art allemand, conçu pour l'éternité, est, en effet, d'un ennui sans fin. On remarquera au passage cependant que si les nazis jouent du concept d'art dégénéré, ils savent aussi le vendre : le 30 juin 1939 ils vendent - très cher - aux marchands d'art du monde les trésors modernes des musées allemands pour abonder leurs finances ! L'ambiguïté d'un art officiel est exploitée par Max dans ses faux messages codés et sa fable de brosses pour les jeunes peintres…

          Mais il y bien plus dans le domaine de l'ambivalence : reprenons la dernière phrase de Griselle telle que nous la rapporte Martin, avec beaucoup de naïveté ; Griselle, nous dit-il, le fixe, lui sourit et dit : la dernière chose que je souhaite, Martin, c'est de te nuire. Martin, qui tremble pour lui et les siens, souhaite tellement fort que Griselle soit inoffensive qu'il entend : Je ne veux pour rien au monde - la dernière chose - te nuire, sous entendu : en souvenir de l'amour qui a été entre nous, et le sourire est reçu comme tendre et désespéré. Max, et nous avec lui, entendons au contraire l'ordre dernier de Griselle, ses ultima verba, comme tout autre : Mes dernières volontés - la même "dernière chose" - c'est qu'en mon nom, on te nuise. Et Max de devenir l'exécuteur - le bien nommé ! -, l'exécuteur testamentaire d'un sourire férocement ironique et d'un regard aussi direct que meurtrier.

          Max, le Juif vengeur, est bien loin de l'éternelle victime de la Shoah. Jean-Marc Chouraqui faisait récemment remarquer dans une chronique du quotidien catholique La Croix le danger qui existait pour certain jeunes juifs à tirer le fondement de leur identité juive de la seule Shoah. Le succès de Inconnu à cette adresse est ainsi lui-même frappé d'une ambiguïté certaine. Subvertissant Nacht und Nebel, l'effacement programmé, l'anéantissement au sens propre des Juifs, Max envoie au néant le chrétien libéral, devenu féal du nazisme, qu'est Martin. On est aussi gêné qu'à la fin de M. Klein de Joseph Losey quand derrière Alain Delon, incarnant un double de Martin se profile Jean Bouise, ombre de Max ; la différence, c'est qu'ils sont tous les deux dans le même wagon en route pour les camps, alors que Max reste à San Francisco… Max est une figure de vengeur, qui touche en nous de vieux réflexes enfantins et porte en lui l'ambivalence de qui fait justice soi-même.

 

          Etrange force, bien montrée par son succès, que celle de cette nouvelle, dont nous avons tenté ici de démêler quelques fils ; on aurait pu en tirer d'autres : celui du mythe hitlérien et de la fascination qu'il a pu exercer sur des démocrates naïfs et craintifs ; celui d'une soumission inconditionnelle à l'autorité établie ; celui d'une certaine manière américaine de vivre qui jouit d'exercer de loin sa puissance ; celui du jeu violent et meurtrier de l'amitié qui se mue en haine ; celui enfin des liens ambigus qui sous-tendent ce triangle où les personnages sont frère, sœur, ami, amant… Restons-en dans Inconnu à cette adresse de Kressmann Taylor à ce qui nous a intéressés en premier : la densité de l'œuvre d'art, du chef-d'œuvre littéraire qui se suffit à lui-même mais témoigne aussi, à sa manière, de l'homme et de ses ambiguïtés. Attention, littérature : ce n'est pas si simple !

 

Aix-en-Provence, le 13 mars 2001

Bernard BUSSER
Inspecteur pédagogique régional de Lettres


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